Le 1er avril 2017, au 11 rue de Meuves à Onzain, se joue une pièce de théâtre, Apostrophes1, qui fait revivre ce moment unique de l’émission télévisée du 28 septembre 1984 entre Bernard Pivot et Marguerite Duras. Pour rendre hommage à l’écrivaine, Claude Gallou et Sylvie Boivin de l’Intime Compagnie ont choisi le château des Tertres, propriété de la mère de Marguerite, achetée à son retour d’Indochine. La Touraine devient donc le théâtre de vie de bien des scènes qui se retrouvent dans l’œuvre de Duras où figurent, fictionnalisés, les personnages de la mère, Marie, et du frère aîné, Pierre.
Marguerite est née en Indochine en 1914 d’Henri Donnadieu, originaire du Lot-et-Garonne et de Marie Legrand, native du Pas-de-Calais. Les deux parents sont enseignants, en poste à Saïgon depuis 1905, puis à Phnom Penh dès 1920. Le père n’est jamais venu en Touraine : de santé fragile, il a disparu prématurément de l’épopée durassienne ; gravement malade, il est retourné seul en France où il est mort à la fin de l’année 1921 dans sa propriété de Pardaillan, près de Duras, dans le Lot-et-Garonne. Paul, le plus jeune frère, tant aimé de Marguerite, était de trois ans son aîné mais il est mort à Saïgon en 1943, à l’âge de trente-et-un ans. Il ne vint donc jamais en Touraine. C’est Pierre, l’aîné de la fratrie, le fils préféré, né en 1910, qui le premier des Donnadieu s’y est installé, à Nazelles précisément, peu avant que la mère rentre définitivement d’Indochine, en 1951, et qu’elle choisisse comme dernier domicile la Touraine, à quelques kilomètres du fils aîné. Le lien de Marguerite avec la Touraine est plus chaotique et il est intéressant de croiser les données factuelles avec leurs résurgences dans l’imaginaire durassien.
7 juillet 1922 : un bateau nommé Azay-le-Rideau
Après la mort de Henri Donnadieu, Marie et ses trois enfants rentrent en France pendant l’été 1922 pour un congé de six mois, ayant accompli trois années consécutives de service en Cochinchine : signe avant-coureur peut-être, ils embarquent à Saïgon sur le paquebot nommé Azay-le-Rideau qui rejoint Marseille le 5 août. Ils passent finalement deux années dans le domaine du Platier à Pardaillan près de Duras, acheté par le père juste avant sa mort. Marguerite a entre huit et dix ans2.
En 1924, Marie et ses trois enfants sont de retour en Indochine ; c’est en 1927 qu’elle fait l’achat de la concession agricole, dans le sud du Cambodge, dans le delta du Mékong, rendu célèbre par les récits de Marguerite Duras. Pierre est le premier, en 1929, à rentrer définitivement en France, à Paris, en raison de sa dépendance délétère à l’opium. En 1931, la mère réussit à obtenir un congé de quelques mois pour rejoindre le fils en perdition, avec les deux autres enfants. La famille habite à Vanves. Marie, Paul et Marguerite sont de retour à Saïgon fin 1932. Marguerite quitte définitivement l’Indochine, après son baccalauréat, à l’automne 1933. Elle ne reverra plus son frère préféré, Paul, mort si jeune en 1943 auprès de sa mère, et elle ne retrouvera sa mère qu’en 1949, lors d’un séjour en France destiné à préparer son retour définitif l’année suivante.
Une fois à Paris, après son baccalauréat et des études de droit, Marguerite obtient un poste en 1937 au service d’information du ministère des Colonies où elle est l’employée du ministre Georges Mandel. Pour la première fois, elle va mettre les pieds en Touraine dans des circonstances exceptionnelles.
Du 10 juin au 14 juin 1940 : repli en Touraine de l’État
Afin d’échapper à la menace allemande, le gouvernement quitte Paris pour Tours. La préfecture accueille le ministère de l’Intérieur, l’Hôtel de l’Univers, les sénateurs, et le château de Loches, le ministère des Colonies où Marguerite Duras aurait dû logiquement passer la nuit3. Mais c’est au château de Cangé qu’elle arrive de Paris pour y rejoindre la présidence. L’épouse du Président de la République Albert Lebrun, précédant son mari, y est arrivée le soir du dimanche 9 juin. Dans son journal intime, elle souligne la faiblesse stratégique de cet Élysée de substitution :
Durant la nuit, trois bombardements successifs. Les Boches visaient le pont de Vouvray, non atteint heureusement. Gros tirs de DCA ébranlant les vitres, et des mitrailleuses.
Le château n’est pas trop bien choisi au point de vue des bombes.
Voisinage de Saint-Pierre-des-Corps, gare importante, et d’une station de TSF ; champ d’aviation à 7 kms – poudrière à 4 km – avec cela, très visible, sur une falaise, dominant le Cher4.
Peu après, vraisemblablement le 12 juin, Marguerite Duras fait son apparition au château de Cangé. Laure Adler imagine la scène en reprenant à peu près la narration que Michel Ramette consacre à l’arrivée de l’écrivaine au château. Voici la version d’Adler5 :
Les ministres sont logés aux environs, dans des châteaux isolés […]. Le 12 juin dans l’après-midi, France Brunel, qui fait partie, en tant que fonctionnaire, du Ministère de la Défense, d’une délégation qui quitte Paris à pied puis en carriole, jetée sur les routes de l’exode, vit débarquer Marguerite dans le parc du château de Cangé, résidence officiellement attribuée au Président de la République Albert Lebrun. Toute fraîche et pomponnée, Marguerite sort d’une superbe auto de la Préfecture toujours en compagnie de Roques et Lafue.
Voici le texte de Ramette qui s’est livré à une recherche fouillée de cette période cruciale du repli de l’État en Indre-et-Loire :
À ce moment-là [le 12 juin], toute fraîche et pomponnée, déambulait dans les allées du parc, Marguerite Duras, fonctionnaire depuis le 9 juin 1937 au ministère des Colonies en compagnie de ses collègues Philippe Roques chargé des relations avec la presse et Pierre Lafue commis à la préparation des discours ministériels.
Ensemble au château de Cangé, ils étaient sortis d’une superbe auto que Marguerite Duras avait empruntée à la Préfecture de Tours6.
Le dernier ministre à avoir quitté Paris est le ministre de l’Intérieur, Georges Mandel, le 10 juin, arrivé au château de Nitray, à Athée-sur-Cher, le lendemain vers 13 heures7. Faute de machines à écrire, il décide de se replier à la préfecture de Tours le jour même de son arrivée vers 17 heures.
Laure Adler poursuit :
Le 13 juin, Mandel8 reçoit Churchill à la Préfecture de Tours en présence de Paul Reynaud. À dix-huit heures, Mandel assiste à un nouveau Conseil au château de Cangé. […] Marguerite participe indirectement à ces journées tragiques où le destin de la France bascule. […] Le 14 juin9, Mandel quitte Tours pour Bordeaux. Leur destin se sépare. Marguerite ne le reverra plus. Elle a décidé de suivre Pierre Lafue en exode à Brive où il débarque chez une cousine10, Madeleine, qui deviendra sous son nom de plume, Madeleine Alleins, l’une des analystes littéraires les plus profondes de l’œuvre de Marguerite Duras et l’une de ses amies les plus fidèles11.
À Brive, Marguerite Duras aurait ensuite « trouvé un poste de rédactrice à la préfecture en tant que fonctionnaire détachée du ministère des Colonies ». Cependant, Jean Vallier souligne sur ce point une erreur de Laure Adler : « […] il n’y a pas de préfecture à Brive-la-Gaillarde (celle-ci est à Tulle où Marguerite n’est pas allée) et […] l’intéressée n’a pas été détachée »12. D’après lui, Duras pourrait ne pas être allée à Brive mais à Vichy pour suivre le nouveau ministre des Colonies, le député socialiste Rivière. Il s’appuie sur une page de brouillon du Vice-consul conservée à l’IMEC13 : « Le ministère partit pour Vichy. Je le suivis ». Brive était sans doute une destination moins litigieuse que Vichy, a posteriori.
Décembre 1947 : la longue absence de Marguerite
Marie Donnadieu n’a pas revu sa fille depuis son départ après sa réussite au baccalauréat. Depuis, Marguerite s’est mariée et elle a eu un enfant. Sa mère espère sa venue, avec son petit-fils, à Saïgon. Leur absence lui semble excessivement longue. Elle écrit donc à son neveu Jean-Léon Donnadieu, fils cadet de Roger, frère de son mari : « Je ne peux me décider à rentrer. Je ne me sens aucunement la force de me préparer. Alors, Marguerite et son petit viendront voir grand-mère. Ce serait beaucoup plus simple »14.
12 février 1949 : se rêver en Touraine
Comme cet espoir de retrouvailles en Indochine ne se concrétise pas, Marie Donnadieu décide de retourner en France. Elle écrit à son neveu Jean-Léon Donnadieu qu’elle recherche un « cabanon » où finir ses jours : « Si vous connaissez en Touraine ou ailleurs que sur la Méditerranée quelque chose de gentil, pas trop cher à vendre, retenez l’adresse. Merci »15. Jean Vallier détient cette correspondance entre la mère de Duras et son neveu qui la lui a communiquée.
Avril 1949 : premiers repérages en Touraine en vue du retour définitif
Seize ans après son dernier séjour en France en 1931-1932, le 27 avril 1949, Marie décide donc de prendre un avion Air France pour Paris16. Elle séjourne rue Saint-Benoît chez sa fille où elle se voit reprocher, incrédule, sa violence et son injuste préférence pour le fils aîné. Elle ne perd pas pour autant de vue son objectif de trouver une propriété en Touraine pour sa prochaine installation, définitive, en France.
1er août 1949 : achat des « Amourettes » à Nazelles en Indre-et-Loire
Dans une lettre du 24 février 1950 à son neveu, la mère annonce que pendant l’été 1949 elle a trouvé son « cabanon » : « Heureusement que j’ai en France un petit coin de terre où je puis aller vivre non pas cachée mais en dehors de tout ce qui est laid et déplorable »17. Selon Daniel Gelis, le château des Tertres, future propriété de la mère de Marguerite en Touraine où elle viendra s’établir définitivement en septembre 1951, n’est pas l’objet de cet achat de 1949. En effet, la demeure d’Onzain, « jusqu’en août 1951 est encore la propriété de Monsieur et Madame Ferran »18. Dans son article, Gelis présente une photographie de « M. et Mme Ferran sur les marches de la terrasse » en 195119. Ce « cabanon », trouvé pendant l’été 1949, n’est donc pas le château des Tertres à Onzain mais une propriété sise à Nazelles20, achetée afin d’occuper le fils aîné par des activités agricoles et de l’éloigner des tentations funestes de la vie citadine.
D’après Vallier, qui cite la lettre de Marie à son neveu Jean-Léon Donnadieu :
Elle a confié à son fils la propriété acquise l’été précédent [1949] sur les bords de la Loire, sans doute pour tenter d’arracher celui-ci aux sortilèges de la grande ville. « Pierre travaille avec amour, je crois », confie-t-elle à son neveu dans la même lettre. « Je lui ai fait planter une nouvelle vigne pour produire davantage. Et lorsque je serai rentrée, nous ferons de l’aviculture. Il a commencé sa champignonnière »21.
Jusqu’à ce jour, cette petite « propriété » « près d’Amboise » évoquée par Marguerite Duras dans L’Amant22 n’avait jamais été identifiée. La dénomination de « cabanon » utilisée par la mère avait sans doute minimisé son importance. La réalité est tout autre.
Une recherche approfondie dans les archives départementales d’Indre-et-Loire a enfin permis d’identifier une belle demeure tourangelle surnommée encore aujourd’hui « Les Amourettes », achetée par Pierre en monnaie sonnante et trébuchante, le 1er août 1949, devant Maurice Mercier, notaire à Amboise. Citons dûment l’archive des hypothèques tant elle révèle à la fois l’importance de cette propriété en Touraine et le somptueux cadeau que la mère fait ainsi au fils aîné, « Pierre Émile Alexandre Donnadieu, sans profession demeurant à Paris, rue Croix des Petits Champs no 45 (premier arrondissement), célibataire majeur ». Celui-ci se rend donc acquéreur d’une propriété :
[Cette propriété est] appelée Les Amourettes située près de Perreux, commune de Nazelles comprenant : 1o maison d’habitation composée de : au rez de chaussée : cuisine, arrière cuisine, salle à manger, bureau, water-closets. Au premier étage : trois chambres, cabinet de toilette, salle de bains aménagée (baignoire, bidet, lavabo, chauffe-bain « Butane ») et water-closets. Au-dessus : grenier. Cour derrière la maison, dans laquelle se trouvent un poulailler et une pompe. Dans le roc : logement de domestiques de trois pièces et grande cave, avec caveau, pressoir et deux cuves. Véranda et jardin d’agrément au midi de la maison. Bois et friche au-dessus des caves. Petit kiosque dans le bois. Vigne au nord du bois […] pour une contenance de quatre vingt douze ares cinquante cinq centiares. 2o soixante quinze ares quarante cinq centiares de jardin, pré, peupleraie et aulnaie situés aux mêmes lieu et commune […] joignant du midi la rivière La Cisse. 3o deux hectares trente ares cinquante centiares de vigne situés à la Fosse Maisoufré ou au Bois de l’Étang […]. 4o cinquante huit ares soixante dix centiares de vigne situés au Bois de l’Étang ou à la Pièce de La Pommetterie […]. 5o et soixante six ares quatre vingt douze centiares de terres situés à la Grande Teille23.
Il s’agit d’une maison confortablement équipée d’une salle de bain, offrant trois chambres et complétée par un logement de domestiques. Les bois évoqués par Duras dans L’Amant sont bien mentionnés, les vignes signalées dans la lettre de la mère n’y manquent pas, mais point de champignonnière : un rêve sans doute avorté comme le projet d’aviculture sur lequel nous reviendrons.
Précisons maintenant les conditions financières de cet achat conséquent : la vente de la propriété est « consentie et acceptée moyennant le prix principal de un million neuf cent mille francs, lequel prix l’acquéreur a payé comptant à la vue du notaire à la venderesse qui le reconnaît et lui en consent valable quittance sans réserve »24. La lecture d’une nouvelle hypothèque25 révèle encore qu’en janvier 1951, alors que Marie Donnadieu est définitivement rentrée en France, Pierre, « sans profession, propriétaire », devant le notaire d’Amboise, agrandit son domaine en se rendant acquéreur d’une parcelle de « trente six ares soixante centiares » de terre situés au Bois de l’Étang au prix de quatorze mille francs, « lequel prix, M. Donnadieu, acquéreur a à l’instant même payé, en bonnes espèces de monnaie ayant cours et billets de la banque de France, acceptés comme numéraire, comptés et délivrés à la vue du notaire aux vendeurs qui le reconnaissent et lui en consentent bonne et valable quittance »26.
Contrairement aux thèses des biographes de Marguerite Duras et même aux dires de l’écrivaine, ce n’est pas sa mère, Marie Donnadieu, qui achète la propriété de Nazelles. C’est Pierre Donnadieu en personne qui comparaît et qui signe les actes de transaction immobilière devant le notaire d’Amboise. Et c’est même lui qui règle, « comptant », les acquisitions pour un total de 1 914 000 francs, somme colossale pour l’époque. Ne doutons pas que l’argent a été donné au fils, « sans profession » au moment des acquisitions, par la richissime Marie Donnadieu qui achètera le château des Tertres à Onzain dans le Loir-et-Cher, deux ans plus tard, le 24 septembre 1951 devant le notaire d’Onzain. Richissime en effet, comme Duras l’a dépeinte à travers le personnage de la mère, dans Des journées entières dans les arbres :
Elle agita ses petits bras. Les manches de sa veste se relevèrent : il vit ses poignets couverts de bracelets, et ses doigts maigres de diamants.
– Tu as de beaux bijoux, dit-il.
– Ah ! mais c’est que je suis devenue riche…– elle sourit comme quelqu’un qui cache son jeu.
Riche et couverte d’or jusqu’au délire désormais27.
Inscrit sur les listes électorales de Nazelles en 1953 et en 195828, Pierre figure aussi dans l’Annuaire officiel des abonnés au téléphone29 comme « propriétaire récoltant » dès 1950 et ce jusqu’en 1960. Il résidera donc à Nazelles pendant dix ans.
À la mi-septembre 1949, Marie Donnadieu doit retourner à Saïgon pour faire la rentrée dans son pensionnat. Cependant, avec l’installation de son fils en Touraine, un pas décisif est franchi pour son propre départ d’Indochine.
Juillet 1950 : partir pour toujours
L’été 1950, c’est le départ définitif pour la France. Marie Donnadieu prend le bateau jusqu’à Marseille. À son arrivée, « elle séjourne dans le Sud-Ouest avec son fils cet été-là, ayant loué une maison à Cap Ferret, probablement sur les conseils de son demi-frère de Marmande [Jean Donnadieu] »30. Puis elle loge « pendant un temps assez long dans un hôtel parisien situé près de la porte de Versailles »31, où Pierre s’occupe d’elle :
Après avoir séjourné à Paris quelque temps, la mère de Marguerite Duras, voulant sans doute laisser à la seule responsabilité de son fils aîné l’exploitation de la terre acquise en Indre-et-Loire, lors de son premier retour en métropole, s’est mise en quête d’une autre propriété pour s’y fixer définitivement32.
24 septembre 1951 : achat du château des Tertres à Onzain dans le Loir-et-Cher
À quelques kilomètres de Nazelles, commune d’Indre-et-Loire, Marie Donnadieu achète enfin dans le Loir-et-Cher, en Touraine, à Onzain, chez maître Mouillet, le château des Tertres, propriété des époux Ferran33. Signalons un fait peut-être significatif : « C’est dans cette même bourgade d’environ trois mille âmes groupées autour d’une belle église édifiée en partie au xve siècle, qu’officiait Roger Donnadieu, le frère de son défunt mari [juge de Paix], au début des années vingt »34. Le choix de la Touraine s’ancre vraisemblablement dans un lointain souvenir familial.
Jean Vallier avance une autre raison qui aurait pu guider le choix de Marie d’acheter deux propriétés dans cette région :
[…] la présence à Chaumont et à Onzain […] de nombreux rapatriés d’Indochine dont certains descendants sont encore établis dans la région. Lors de ma dernière visite à Onzain [en 2006], un bar appelé « Le Tonkin » était toujours en activité près de l’église35.
Dans L’Amant, Marguerite Duras atteste de cette présence « chez les gens de la Touraine » de « retraités des colonies françaises » (A, p. 39). Le roman évoque dans un long passage le « faux château Louis XVI » :
Elle est allée vivre et mourir dans le Loir-et-Cher dans le faux château Louis XIV. Elle habitait avec Dô. Elle avait encore peur la nuit. Elle avait acheté un fusil. Dô faisait le guet dans les chambres mansardées du dernier étage du château. Elle avait acheté aussi une propriété à son fils aîné près d’Amboise. Il y avait des bois. Il a fait couper les bois. Il est allé jouer l’argent dans un club de baccara à Paris. Les bois ont été perdus en une nuit (A, p. 39).
Nous retrouvons dans ce passage l’allusion précise aux « Amourettes » du frère. Vallier présente une description détaillée et significative de la belle demeure des Tertres :
C’est une grande maison bourgeoise, construite de 1903 à 1906 par un ancien général des Dragons. Lorsque Marie Donnadieu en fait l’acquisition, cette demeure d’assez belle prestance est entourée d’un domaine d’une dizaine d’hectares comprenant une forêt couvrant les contreforts auprès desquels elle s’abrite, ainsi que des prés et des jardins descendant en pente douce vers la vallée. Le corps de logis central, composé d’un rez-de-chaussée surélevé et d’un étage principal, est percé de hautes ouvertures dont le motif d’encadrement de pierre et de brique se répète sur les deux courtes ailes en décrochement qui le prolongent. Un dernier étage, aménagé sous les toitures d’ardoises à pans verticaux et ornés d’élégantes fenêtres à fronton ouvragé, achève de conférer à l’ensemble un certain air d’opulence. De la terrasse à balustre qui longe la façade sud, la nouvelle propriétaire peut contempler le vaste horizon ouvert sur la campagne alentour. En contrebas, au bord de la route qui mène à Onzain, des communs abritent le logement du jardinier et une pompe à pétrole servant à amener l’eau jusqu’au château. […] [D]ans un coin discret du jardin, un ancien poulailler au toit de tôle laisse voir en plusieurs endroits, sur ses flancs faits d’anciennes caisses des Messageries Maritimes, le nom et l’adresse de l’ancienne directrice de l’École française de Saïgon36.
Selon Alain Vircondelet dont la biographie de Duras, dépourvue de toute source, cède souvent à son imagination, il s’agissait d’un « château délabré, fin de siècle, “folie” dont personne ne voulait, édifié au tout début du xxe siècle »37. Laure Adler évoque au contraire la fortune de la mère à son retour d’Indochine, comme nous avons pu déjà le constater à propos de l’achat de la propriété de son fils aîné :
La mère était rentrée riche. Riche de ses dividendes de propriétaire d’une pension huppée de Saïgon ; riche des maisons – cinq – qu’elle avait su acheter et qui avaient pris de la valeur ; riche du trafic des piastres que tous les Blancs de la colonie pratiquaient38.
Jean Vallier, quant à lui, met en doute l’hypothèse de l’enrichissement grâce au trafic des piastres passé de date à cette époque. Il donne le détail et les raisons de la fortune de Marie Donnadieu à son retour d’Indochine : « une cinquantaine de millions d’anciens francs »39, à savoir selon lui 950 000 euros en 2010.
Le biographe s’appuie ensuite sur un entretien avec Monique Antelme, datant du 26 juin 2000, pour décrire l’aménagement intérieur de la demeure par Marie Donnadieu et la présence dans les salons de moutons, de chèvres et de poulets40. Un passage de L’Amant confirme cette présence familière d’animaux de ferme dans le château même, au moment de la mort de sa mère :
Elle est morte entre Dô et celui qu’elle appelle son enfant dans sa grande chambre du premier étage, celle où elle mettait des moutons à dormir, quatre à six moutons autour de son lit aux périodes de gel, pendant plusieurs hivers, les derniers (A, p. 40).
À 74 ans, Marie Donnadieu ouvre dans sa propriété tourangelle un nouveau pensionnat pour jeunes Indochinois venus améliorer leur français. C’est Marguerite qui allait les récupérer à l’aéroport du Bourget et qui les conduisait en voiture chez sa mère41. Puis, Dô, la fidèle domestique, les conduisait en voiture au lycée de Blois. Jean Vallier détaille toute cette activité lucrative de Marie Donnadieu, savamment orchestrée.
La mère de Marguerite abandonne ensuite le pensionnat pour créer un élevage de poussins, destiné selon Marguerite Duras à financer les excès de Pierre. Elle décrit l’expérience catastrophique dans L’Amant :
Elle achète des couveuses électriques, elle les installe dans le grand salon du bas. Elle a six cents poussins d’un coup, quarante mètres carrés de poussins. Elle s’était trompée dans le maniement des infrarouges, aucun poussin ne réussit à s’alimenter. Les six cents poussins ont le bec qui ne coïncide pas, qui ne ferme pas, ils crèvent tous de faim, elle ne recommencera plus. Je suis venue au château pendant l’éclosion des poussins, c’était la fête. Ensuite, la puanteur des poussins morts et celle de leur nourriture est telle que je ne peux plus manger dans le château de ma mère sans vomir (A, p. 39-40).
Marguerite Duras est venue pour la première fois en Touraine après la publication, en juin 1950, de son roman Un barrage contre le Pacifique : « La mère, en haut dans la chambre, lisant toute une nuit Un barrage contre le Pacifique, la fille en bas, attendant le verdict. Ce sont des insultes qui pleuvent »42. Dans un entretien avec Hervé Le Masson en 1984, Marguerite Duras évoque la cruelle déception : « Dans le Barrage, je lui rendais un hommage qu’elle n’a pas vu, qu’elle n’a pas lu. Pour elle, dans le livre j’accusais sa défaite, je la dénonçais. Qu’elle n’ait pas compris cela reste une des tristesses de ma vie »43. Selon Vallier, « l’entrevue n’a pas pu avoir lieu, comme il a été dit, dans le “le faux château Louis XIV” de Marie Donnadieu à Onzain, car elle n’a fait l’acquisition de ce château que deux ou trois ans plus tard »44.
Il semble, chez les différents biographes de la romancière, y avoir une confusion récurrente entre la propriété de Nazelles-Négron en Indre-et-Loire, que la mère a achetée pour son fils lors de son séjour en France l’été 1949, alors qu’elle résidait encore à Saïgon, et le château des Tertres situé à Onzain dans le Loir-et-Cher, acheté plus tard en septembre 1951. C’est cette propriété que Marguerite Duras a connue : en 1988, elle se plaît encore à raconter ses aller-retour à Onzain dans la journée… pour cuire un steak à sa mère, ce dont elle s’enorgueillit :
Elle vivait en Touraine. Moi, j’allais simplement la voir pour la faire manger car elle disait que personne ne faisait cuire la viande comme moi. Je faisais six heures de voiture pour aller lui faire cuire un steak. Elle ne pensait qu’à son fils. Elle était toujours pour lui dans une inquiétude constante45.
Il est temps de revenir à la fameuse « champignonnière » de Nazelles-Négron et à la présence en Touraine de Pierre avant même l’installation de sa mère à Onzain. Laure Adler évoque la proximité des deux lieux, celui du fils préféré, celui de la mère : « […] il vit à quelques kilomètres, sa mère lui ayant acheté une champignonnière dont il fait semblant de s’occuper. Il vient visiter sa mère tous les jours »46. L’Amant rappelle avec amertume la complicité insupportable des deux :
C’est pour lui que ma mère veut vivre encore, pour qu’il mange encore, qu’il dorme au chaud, qu’il entende encore appeler son nom. Et la propriété qu’elle lui a achetée près d’Amboise, dix ans d’économie. En une nuit hypothéquée. Elle paye les intérêts. Et tout le produit de la coupe des bois que je vous ai dit. En une nuit. (A, p. 94).
Qu’en est-il réellement ? La consultation des Hypothèques donne raison à la romancière qui n’exagère aucunement la réalité : la belle propriété des Amourettes, avec ses bois, ses vignes, ses terres environnantes, achetée argent comptant au nom de Pierre en 1949, aura été vite dilapidée ; les biens sont rapidement hypothéqués : le 30 mars 1950, le bureau des Hypothèques de Tours enregistre à son compte 300 000 francs comme montant de la créance inscrite47. La radiation définitive hypothécaire intervient le 4 décembre 1958. En neuf années, Pierre a tout perdu.
Marguerite Duras ne laisse pas de revenir sur les reproches que sa mère lui fit, lors d’une visite au château des Tertres, dans la nouvelle éponyme du recueil Des journées entières dans des arbres de 1954, reprise en 1965 avec succès sous la forme d’une pièce de théâtre, à la demande de Jean-Louis Barrault. Le frère est au premier plan du récit :
Quand j’ai eu publié le livre, je suis allée voir ma mère dans cette dernière maison qu’elle avait achetée sur les bords de la Loire. Ma mère m’a reçue seule, couchée, habillée de noir, comme dans un nouveau deuil, et elle a refusé de me parler, de m’embrasser. Elle m’a dit simplement qu’elle ne comprenait pas que j’aie pu inventer une histoire pareille, aussi dénuée de fondement que celle du fils dans les Journées entières dans des arbres. Elle a ajouté qu’elle était sûre d’avoir été juste avec ses enfants et qu’elle s’était pareillement sacrifiée pour eux trois. J’ai essayé de lui exprimer que la préférence qu’on avait d’un enfant pouvait se traduire par des détails à peine perceptibles, infinitésimaux, et que même si la mère n’en était en rien responsable, cette différence dans l’amour était subie comme un malheur par les enfants moins bien-aimés. Ma mère n’a pas écouté et elle a dit ne pas comprendre ce que je lui disais. Je l’ai laissée sur son lit de mère martyre après qu’elle m’eut dit combien elle déplorait que j’écrive au lieu, par exemple, de faire du commerce ou de revenir à la terre du Nord. Ses paroles sur le commerce sont textuellement dans la pièce48.
22 mars 1955 : tensions familiales en Touraine
Pierre écrit de Nazelles une lettre à sa sœur qu’elle a toujours conservée. Il défend sa mère d’avoir été injuste envers sa fille ; il lui reproche ses allusions à leur famille dans son œuvre, ses « méthodiques insinuations » qui affectent douloureusement leur mère, malade :
Le Dr L’Enfant ainsi qu’un cardiologue de Tours la suivent de très près. Hier encore, j’ai demandé à Maman si elle désirait te voir : même refus. Je ne pouvais pas me permettre de t’appeler à Onzain au risque de déclencher une explication pénible49.
Pierre semble ainsi répondre à une lettre où Marguerite tentait de se justifier auprès de lui de la publication à l’automne 1954 Des journées entières dans les arbres qui avait affligé leur mère. Marguerite ne sera désormais plus admise aux Tertres, un an et demi avant la mort de Marie.
23 août 1956 : la mort de Marie Donnadieu au château des Tertres
À 9 heures 30 : Marie Donnadieu est découverte morte dans son château par Dô et Pierre, dans sa chambre du premier étage, à 79 ans50.
Lorsque Marguerite Duras arrive de Saint-Tropez avec son amant Gérard Jarlot, pour l’enterrement de sa mère, les deux amants s’arrêtent d’abord dans un hôtel à proximité de château des Tertres où ils s’enivrent de vin et d’érotisme violent. Puis Jarlot patiente à l’hôtel et elle va retrouver sa mère dans sa chambre du premier étage. Marguerite Duras raconte à plusieurs reprises son arrivée auprès de sa mère morte : dans L’Amant, en 1984, ce n’est qu’une évocation fugitive (voir A, p. 40-41) mais trois ans plus tard, dans un entretien avec Jérôme Beaujour intitulé « Le dernier client de la nuit », l’écrivaine revient longuement sur le départ précipité de Saint-Tropez pour rejoindre, « par une route très belle, interminable, qui tournait tous les cent mètres »51, le château des Tertres :
Le télégramme avait eu du retard, il avait été envoyé à Paris, puis renvoyé de Paris à Saint-Tropez. L’enterrement devait avoir lieu le lendemain à la fin de l’après-midi. Nous avons fait l’amour dans cet hôtel d’Aurillac […]. Nous avons à peine dormi, nous sommes repartis très tôt. […] Nous avons pris une chambre au bord du fleuve [la Loire]. On a encore fait l’amour. On ne pouvait plus se parler. On buvait. […] Il m’a conduite jusqu’en haut du parc, à l’entrée du château. Il y avait là le personnel des Pompes funèbres, les gardiens du château, la gouvernante de ma mère et mon frère aîné. Ma mère n’était pas encore mise en bière. Tout le monde m’attendait. Ma mère. J’ai embrassé le front glacé. Mon frère pleurait. À l’église d’Onzain, nous étions trois, les gardiens étaient restés au château. Je pensais à cet homme qui m’attendait au bord du fleuve. Je n’avais pas de peine pour cette femme morte et cet homme qui pleurait, son fils. Je n’en ai plus jamais eu. Après il y a eu ce rendez-vous avec le notaire. J’ai consenti aux dispositions testamentaires de ma mère, je me suis déshéritée.
Il m’attendait dans le parc. Nous avons dormi dans cet hôtel au bord de la Loire. Après, pendant plusieurs jours nous sommes restés près du fleuve, à tourner. […] On cherchait des cafés ouverts. C’était la folie. On ne pouvait pas partir de la Loire, de ce lieu52.
Dans l’article du Monde de 1977, la version la plus ancienne que donne l’écrivaine des derniers moments auprès de sa mère entre en contradiction avec la précédente citée. Elle imagine en effet sa mère encore vivante à son arrivée au château, comme pour mieux raviver la blessure du désamour maternel :
Ses dernières paroles ont été pour réclamer mon frère aîné. Elle n’a réclamé qu’une seule personne, celle de ce fils. J’étais dans la chambre, je les ai vus s’embrasser en pleurant, désespérés de se séparer. Ils ne m’ont pas vue53.
La mort de la mère à Onzain et son enterrement à Nazelles cristallisent toute la rancune de Marguerite : « Aujourd’hui, elle est enterrée avec lui. Il n’y avait que deux places dans le caveau. Il est impossible que tout cela n’ait pas dégradé l’amour que j’avais pour elle »54, constate amèrement Duras dans un entretien de 1988. Cependant, Jean Vallier précise qu’« en réalité, cette concession ne comportait de place que pour un seul cercueil. Paul Rembauville-Nicolle a dû, à la mort de Pierre Donnadieu en 1978, payer de sa poche un “droit de superposition” pour que celui-ci puisse rejoindre sa mère dans sa dernière demeure »55. Ainsi en atteste l’acte de concession pour la sépulture de Madame Donnadieu née Legrand Marie Adeline, à Pierre Donnadieu demeurant à Nazelles pour la somme de 4 500 F. Acte fait le 24 août 1956.
Nous sommes allée sur place pour identifier la sépulture. Elle ne comporte aucune pierre tombale et demeure abandonnée. Marguerite ne s’y est pas intéressée. D’ailleurs, dans L’Amant, elle affirme ne plus se souvenir où se trouve la tombe de sa mère : « Je ne sais plus à quel endroit, dans quel cimetière, je sais que c’est dans la Loire. Ils sont tous les deux dans la tombe. Eux deux seulement. C’est juste. L’image est d’une intolérable splendeur » (A, p. 99). L’imaginaire durassien transcende un oubli sans doute protecteur : la sépulture de Marie Donnadieu et de son fils au cimetière de Nazelles-Négron se situe dans la partie « Le Bourg 2 », 3e allée de droite (AD 3), no 22. C’est la huitième tombe en partant du mur.
Après la mort de leur mère, Pierre et Marguerite héritent de la propriété d’Onzain qu’ils mirent en vente. En novembre 1961, à l’occasion d’un entretien pour La Revue de Paris, réédité dans Brèves rencontres, Duras déclare qu’elle n’a pas pu garder la maison tourangelle : « – Non, je ne pouvais pas, c’était trop grand et j’en ai une autre que j’aime à Neauphle. Mais je viens d’y retourner. Les bords de la Loire, c’est un des paysages que je préfère »56. Cependant, l’héritage a fait l’objet d’un passage acerbe dans L’Amant :
Quand elle meurt il [Pierre] fait venir le notaire tout de suite, dans l’émotion de la mort. […] Le notaire dit que le testament n’est pas valable. Qu’elle a trop avantagé son fils aîné à mes dépens. La différence est énorme, risible. Il faut qu’en toute connaissance de cause je l’accepte ou je le refuse. Je certifie que je l’accepte : je signe. Je l’ai accepté. Mon frère, les yeux baissés, merci. Il pleure. Dans l’émotion de la mort de notre mère. Il est sincère. […] Après le faux testament, le faux château Louis XIV est vendu pour une bouchée de pain. La vente a été truquée, comme le testament. (A, p. 94-96, passim).
Depuis, des propriétaires se sont succédé. En décembre 2022, ce château, qui avait été transformé en hôtel-restaurant, a gardé tout son attrait. Il était en vente en mars 2023.
9 juillet 1957 : Pierre se marie à Nazelles
À peine un an après la mort de sa mère, le 9 juillet 1957, Pierre, à quarante-sept ans, épouse Marie-Françoise Jeanjean, fille d’un médecin établi à Menton, âgée de vingt-deux ans. La cérémonie civile a lieu à la mairie de Nazelles avec deux témoins parisiens. D’après l’acte de mariage, lors de la cérémonie, aucun membre de la famille n’est désigné comme témoin ; ceux-ci sont un adjoint au maire et un couple, Fausto Santia, « chorégraphe, 58 ans », et sa femme Jeanne Santia, « comptable, 55 ans ». Marguerite n’est pas venue.
La vie du couple s’est rapidement dégradée. Le mariage est dissous par le Tribunal de grande instance de Tours le 4 novembre 1966, la séparation de résidence entre les deux époux ayant été officialisée en août 1965. C’est Marie-Françoise qui a demandé le divorce, prononcé aux torts du mari, lequel « n’exerçait aucune profession, menait une existence oisive, dilapidait sa fortune immobilière, s’adonnait au jeu et fréquentait assidument les cafés », selon les termes du jugement. Celui-ci précise encore « que les faits qui lui sont reprochés constituent des injures graves rendant intolérables le maintien du lien conjugal » et qu’il « a été procédé à l’enquête sur les faits invoqués par la dame Donnadieu à l’appui de sa demande de divorce ». Au moment du divorce, Marie-Françoise Donnadieu se déclare demeurant à Boulogne-sur-Seine, 6 place Saint-Germain des Longs Prés. Quant à Pierre Donnadieu, il se déclare « demeurant à Tours, hôtel de La Paix », situé 37 rue de Bordeaux. L’adresse atteste de sa situation de plus en plus précaire depuis la mort de la mère qui le soutenait financièrement.
Certains faits de la vie de Pierre trouvent un large écho dans l’œuvre de Marguerite Duras. Dans un entretien du 2 octobre 1986 pour La Vie matérielle, elle parle de l’épouse de Pierre à Jérôme Beaujour :
Je l’ai vue une fois. Elle m’a écrit après sa mort. Elle disait qu’elle l’avait toujours aimé. Il avait une mauvaise réputation, d’alcoolique, de joueur ; et les parents l’avaient fourguée… à ce bonhomme de deuxième zone pour eux57.
3-8 décembre 1959 : Marguerite fait son cinéma à Tours
Marguerite Duras a toujours évité les contacts avec son frère, toujours en demande d’argent. Elle ne s’est sans doute jamais rendue à la propriété des Amourettes, malgré la proximité des Tertres. Après la mort de la mère, elle ne vient à Tours que dans le cadre de son activité cinématographique. Elle est présente en décembre 1959 aux Ve journées internationales du Festival du court métrage à Tours. Une brève vidéo non sonorisée58 permet de voir quelques membres du jury autour d’une table dans un restaurant : Betsy Blair, Marguerite Duras, Eugène Ionesco, Germaine Montero, Louise de Vilmorin. Faisaient aussi partie du jury : Marcel Delannoy, Roger Leenhardt, Claude Mauriac, Jules Romains, Michel Saint Olive, Siné.
La Nouvelle République du 4 décembre publie même une photographie de Marguerite Duras « accompagnée de son chevalier servant Gérard Jarlot », le même qui l’avait déjà accompagnée en Touraine, lors de l’enterrement de sa mère.
Ce jury dont Duras faisait partie fit preuve d’une audace très critiquée par le public cette année-là59 : Jules Romains lut le Palmarès sur la scène de l’Olympia de Tours, avec André Martin à ses côtés. Le Grand Prix fut attribué à Nous, ceux de Lambeth de Karel Reisz, réalisateur anglais60. Donatien Mazany considère l’année 1959 du festival comme un tournant dans l’histoire du cinéma où le « fossé » se creuse entre, d’un côté, le public et, de l’autre, les cinéastes et organisateurs. En effet, pour la première fois, « le jury présidé par Jules Romain se fait littéralement huer à l’annonce du palmarès. […] Cette année-là, c’est un reportage sur la jeunesse d’un quartier populaire londonien, le film britannique Nous, ceux de Lambeth, de Karel Reisz, qui reçoit le Grand prix, à l’unanimité du jury »61. Le court métrage de 45 minutes est jugé trop long et ennuyeux, en particulier le passage d’une partie de cricket interminable. La traditionnelle seconde projection du film lauréat a failli être annulée, le public ayant déserté en grande partie la salle.
Novembre 1964 : Marguerite boude le festival du court métrage de Tours
Marguerite Duras aurait pu revenir à Tours en 1964 pour le film de Martin Karmitz dont elle avait réalisé le scénario, Nuit noire Calcutta, sélectionné au festival du court métrage ; mais elle refuse d’accompagner le réalisateur pour le défendre. D’après Laure Adler, « le film est hué par le public mais défendu ardemment par Jean Paulhan et Peter Brook »62. Cette année-là, le président du jury était Georges Neveux et le Grand prix fut décerné à William Klein pour Cassius le grand. En dépit de cette réception désastreuse, Marguerite Duras a beaucoup appris de ce film ; pendant le tournage du film à Trouville, elle « était sans cesse présente » et grâce à cette expérience aux côtés de Karmitz, « elle a perdu sa peur de la technique. Elle a vu que faire du cinéma pouvait aussi être simple »63. Dans un article de Christophe Carrière, « Sous-Marin, Karmitz », Marin Karmitz précise :
C’est, au départ, une commande d’un laboratoire pharmaceutique, qui lançait un médicament censé soigner l’alcoolisme. Après une tentative de documentaire que j’ai laissé tomber, j’ai pensé à Marguerite, que je savais très proche des problèmes d’alcool. Comme elle sortait d’une cure de désintoxication, elle avait envie d’en parler et a élaboré une première version de Nuit noire Calcutta64.
Automne 1964 : les errances de Pierre à Tours
À l’automne 1964, Pierre semble s’être fixé à Tours. Dans une lettre de novembre postée de Tours, il remercie Jean-Léon Donnadieu pour « l’envoi d’un chèque de 200 francs (nouveaux) qui lui a permis […] de payer son loyer (d’un montant de 180 francs) et “d’être assuré d’un toit” pendant tout un mois »65. L’adresse que Pierre indique dans ses lettres postées de Tours sont toujours « Poste restante »66.
Dans L’Amant, Marguerite Duras raconte la déchéance de son frère après la mort de la mère :
Après la mort de ma mère il mène une existence étrange. À Tours. Il ne connaît que les garçons de café pour les « tuyaux » des courses et la clientèle vineuse des pokers d’arrière-salle. […] À Tours, il n’a plus rien. Les deux propriétés liquidées, plus rien. Pendant un an il habite le garde-meuble loué par ma mère. […]
Pendant un an, il a dû espérer racheter sa propriété hypothéquée. Il a joué un à un les meubles de ma mère au garde-meuble […] (A, p. 96-97).
14 janvier 1965 : le triste hôtel de la Paix à Tours
Cette fois-ci, c’est Marguerite Duras que Pierre remercie « de cette charité » dans une lettre postée de Tours à sa sœur. Ainsi, selon Vallier67, Pierre habite Tours de 1964 à 1968, non pas, vraisemblablement, dans le garde-meubles de sa mère, comme l’écrit la romancière dans L’Amant, mais dans une série de locations et d’hôtels provisoires, comme l’hôtel de la Paix, rue de Bordeaux, qui finit par le mettre à la rue.
28 février 1967 : Pierre, « larbin de grande maison » tourangelle
Pierre annonce dans une lettre à son bienfaiteur presque infatigable, Paul Rembauville-Nicolle, qu’il a enfin trouvé un emploi de chauffeur-factotum chez des châtelains à vingt-deux kilomètres de Tours. Il est nourri, logé et peu payé. Dans cette lettre à Paul, il s’adresse aussi indirectement à sa sœur à laquelle il se présente comme un « larbin de grande maison »68.
Qui est donc l’ami secourable qui se substitue le plus souvent à la sœur de Pierre ? « Paul Rembauville-Nicolle, un cousin de Marguerite Duras apparenté au docteur Rembauville, le médecin qui a soigné Marie Legrand à Frévent, dans le Pas-de-Calais, en 1916 pendant son séjour dans sa famille »69. Paul a aussi fréquenté la même école que Paul Donnadieu, le plus jeune frère de Marguerite. Les deux Paul étaient restés liés et Paul Rembauville-Nicolle a été très amoureux de Marguerite, d’après Jean Vallier70.
Novembre 1967 : la rechute
Quelques mois plus tard, une nouvelle lettre de Pierre à Paul annonce qu’il a perdu son emploi. Il se retrouve une fois de plus à la rue71.
1er janvier 1968 : Pierre quitte Tours pour Paris
Pierre finit par retrouver un emploi de réceptionniste de nuit dans un hôtel de Tours. Dans le courant de l’année, il décide de quitter la capitale tourangelle pour Paris où Paul l’aide et lui trouve un emploi. Sa sœur refuse de le recevoir rue Saint-Benoît où il tente de l’apercevoir72. Elle raconte à sa manière, dans L’Amant, les dernières années de son frère après son départ de Tours pour Paris :
Et puis un jour il n’a plus rien eu, ça leur arrive, il a le costume qu’il a sur le dos, plus rien d’autre, plus un drap, plus un couvert. Il est seul. En un an personne ne lui a ouvert sa porte. Il écrit à un cousin de Paris. Il aura une chambre de service à Malesherbes. Et à plus de cinquante ans il aura son premier emploi, le premier salaire de sa vie, il est planton dans une Compagnie d’assurances maritimes. Ça a duré, je crois, quinze ans. Il est allé à l’hôpital. Il n’y est pas mort. Il est mort dans sa chambre (A, p. 97).
24 avril 1978 : une mort solitaire
Ce n’était pas son premier emploi, comme nous l’avons vu, mais c’est vrai : il a mené une vie modeste jusqu’à sa mort en 1978, seul dans sa chambre du boulevard Malesherbes, peut-être dans l’admiration de Marguerite : « À la mort de son frère, on a trouvé dans la chambre du boulevard Malesherbes une collection complète de tout ce qui avait paru jusque-là dans la presse à son sujet »73.
Au moment de la mort de Pierre Donnadieu, dans un lot d’objets lui ayant appartenu, l’alliance de Marie Donnadieu a été retrouvée et a pu ainsi être laissée en héritage à sa fille. Il est à noter toutefois que les objets en question avaient été gagés auprès du crédit municipal de Tours74.
Marguerite refuse de s’occuper des obsèques. Paul Rembauville-Nicolle se charge de tout. Pierre est donc enterré au cimetière de Nazelles-Négron près de sa mère. Son ex-épouse était présente à son enterrement75.
25 avril 1978 : superposition sur concession à Nazelles
Cette date correspond à l’accord de superposition sur concession centenaire76 dans le cimetière de Nazelles-Négron pour la sépulture de Pierre Émile Alexandre Donnadieu au nom de Monsieur Rembauville-Nicolle, domicilié à Paris 2e, 133 boulevard Malesherbes. Le document confirme qu’à l’origine, une deuxième place n’était pas prévue pour Pierre aux côtés de sa mère, comme Marguerite a pu le croire, ou du moins l’a écrit, avec toute l’amertume qu’elle concevait de cet attachement fusionnel entre Marie et Pierre.
Dernière apparition de Marguerite Duras en Touraine
Marguerite Duras est revenue à Tours, mais bien après que son frère en fut parti pour Paris : en novembre 1976, elle était attendue aux cinémas Studio de Tours pour la présentation de son film Son nom de Venise dans Calcutta désert ; cependant, Les Cahiers no 88 des cinémas Studios mentionne : « Marguerite Duras n’a pas encore confirmé sa venue ».
En revanche, sa présence est attestée pour la projection de son film Le Camion à sa sortie en 1977. La semaine du 27 septembre au 2 octobre, ces deux films sortis en 1977 sont au programme, Baxter, Vera Baxter et Le Camion. Duras vient les présenter aux cinémas Studio de Tours, rue des Ursulines, le mardi 27 septembre, comme en témoigne un article de La Nouvelle République du Centre-Ouest du vendredi 30 septembre :
On devine les réactions que [Le Camion] peut provoquer et celles-ci n’ont pas manqué de se manifester mardi soir face à l’auteur venu s’expliquer avec le caractère qu’on lui connaît, donc en répondant agressivement (tout au moins apparemment) aux agressions […]. Marguerite Duras est venue dire qu’elle ne considérait pas le cinéma comme un élément fondamental de la culture.
Il semble que ce soit le dernier passage de l’écrivaine en Touraine, où elle vint souvent recueillir, en vain, l’assentiment de sa mère et son affection, elle y goûta aussi une sorte de folie enivrée avec l’amant Gérard Jarlot sur les bords exaltants de la Loire lors de l’enterrement de la mère mais où elle ne vint jamais, semble-t-il, retrouver le frère aîné à Nazelles ou à Tours.
Que ce soit dans L’Amant, dans « Des journées entières dans les arbres », ou dans des entretiens, des témoignages ou des récits repris dans La Vie matérielle ou dans Le Monde extérieur, l’écrivaine revient inlassablement sur les épisodes de la vie en Touraine du frère et de la mère. Elle en livre des versions aux facettes déformées mais empreintes d’une vérité profonde. Nous avons tenté d’en restituer les sédiments qui ont nourri son imaginaire et parsemé son œuvre.