Pierre Matthieu rédige quelques jours avant l’assassinat d’Henri IV un éloge où il met en parallèle les qualités du monarque encore régnant et la personnalité de Louis XI : « vous verrés les advantages que le Ciel, vos vertus, et votre fortune vous ont donné sur le règne d’un Prince qui a été des plus puissants, plus sages, et plus redoutés de ceste Monarchie, […] et d’une telle vigilance qu’il ne s’est endormi que comme Hercule, la massue à la main, toujours en estat de faire des coups d’État1 ». Ce rapprochement ainsi que les nombreuses figures mythologiques qui le soutiennent ne manquent pas de surprendre le lecteur moderne à cause de la postérité des deux monarques. Les clichés sont ici parlants même s’ils sont nécessairement réducteurs, puisque le premier est qualifié communément d’« universelle aragne » tandis que le second apparaît généralement comme le « bon Henri IV ». Dans l’Essai sur les mœurs, Voltaire exprime parfaitement ce double regard. Henri IV, on le sait, incarne, pour le philosophe, un grand roi sur qui « un cœur bien né » ne peut que verser « quelques larmes d’admiration et de tendresse »2, par opposition, Louis XI, sans conteste, est un « tyran »3 sur lequel il convient de jeter l’opprobre :
Faut-il, pour humilier et pour confondre la vertu, qu’il ait mérité d’être regardé comme un grand roi, lui qu’on peint comme un fils dénaturé, un frère barbare, un mauvais père et un voisin perfide4.
Ce raccourci, où l’accent est mis sur les sentiments privés et la perversion des affections et des droits les plus élémentaires, explique par anticipation que le monarque ait été capable des « barbaries les plus sauvages »5. Il y a une unité presque totale dans le blâme, puisque ses qualités mêmes sont mises au seul service de l’oppression. Poussée à l’extrême, cette réduction du personnage vaut d’ailleurs à Edmund Burke de ranger Louis XI à côté de Néron, d’Agrippine et de Charles IX, c’est-à-dire à côté de toutes les figures les plus sombres de l’Histoire pour lesquelles le tyrannicide est légitimé6.
Mais si ce discours essentiellement d’ordre moral reste dominant dans les textes historiographiques de la fin du xviiie siècle et du xixe siècle, il est sapé par un certain pragmatisme historique. Le but de Louis XI, c’est-à-dire l’affaiblissement des grands du royaume, légitime les excès, voire la perte des libertés. Le monarque retrouve une certaine grandeur dans le fait qu’il incarne la marche de l’Histoire et la mise à mort d’une féodalité déjà agonisante. L’efficacité fait loi et cet adage rend compte dans les textes d’une rhétorique parfois contradictoire où les auteurs cherchent à concilier le jugement porté sur une personne et les analyses tenues sur la politique. L’objet de cette intervention est de rendre compte des différents aspects de cette double rhétorique qui traduit en somme un conflit plus profond portant sur les différentes missions de l’histoire, entre une Histoire conçue de façon téléologique, où les fins justifient les moyens, et une narration plus strictement linéaire qui témoigne des vices et des vertus du prince.
Louis XI et histoire longue, un mal nécessaire ?
« A View of the Progress of Society in Europe », qui ouvre l’ouvrage de William Robertson sur Charles Quint, marque communément selon la critique une étape décisive dans l’écriture de l’Histoire, puisque l’Écossais met en œuvre une vision panoramique et sociologique des âges qui ont suivi la fin de l’empire romain jusqu’à ce qu’il considère comme l’avènement de l’Europe moderne, l’empereur Charles Quint7. Dans ce panorama, Louis XI occupe une place à part, étant donné qu’il est présenté comme le premier monarque à avoir compris comment un roi devait se servir des assemblées féodales afin d’obtenir les taxes nécessaires à une politique d’État8. Il est l’initiateur d’une politique qui sera générale en Europe9, il est le père d’une nation « compacte » et de ce fait puissante, favorable aux arts et au commerce10. À ce titre, le monarque représente un des acteurs principaux choisis par la Providence pour réaliser son projet, c’est-à-dire rendre à l’Europe toute sa puissance11.
Toutefois, l’historien ne manque pas de condamner à de nombreuses reprises Louis XI. Son pouvoir est assimilé explicitement à une usurpation12. Il est accusé d’avoir corrompu les assemblées féodales13 et son gouvernement est comparé au « despotisme oriental » (« a species of government scarcely less absolute or less terrible than Eastern despotism14 »), qui joue le rôle de repoussoir dans le discours politique britannique contemporain. Enfin, la répétition de l’adjectif fatal donne la mesure de son pouvoir destructeur. Mais c’est au milieu même de ce sombre tableau que le monarque français émerge comme un mal nécessaire, comme le montre ici la concessive (« fatal as his administration was […]) et le fait que William Robertson rejette à la toute fin de la phrase les aspects positifs du règne peut se lire de deux façons, soit comme la marque d’un malaise, puisque le poids rythmique de la phrase penche du côté des défauts, soit au contraire comme la mise en avant du progrès que Louis XI rend possible sur le long terme :
But, fatal as his administration was to the liberties of his subjects, the authority which he acquired, the resources of which he became master and his freedom from restraint in concerting his plans as well as executing them, rendered his reign active and enterprising15.
Ainsi, à côté des jugements ponctuels qui sont portés sur les décisions du roi, se laisse deviner une structure historique téléologique qui exonère en partie Louis XI de ses fautes. Revenons en effet un moment en arrière. Le règne de Charles VII se caractérise selon Robertson par l’instauration d’une infanterie, ce qui a deux conséquences : 1°) le pouvoir féodal synonyme d’anarchie est définitivement touché dans ses fondements au moment paradoxal où ce même pouvoir semble s’affirmer avec le plus de force (« a deep wound was given to the feudal aristocracy, in that part where its power seemed to be most complete »)16, 2°) sur la longue durée, l’Europe peut enfin renouer avec son prestigieux passé romain puisque la puissance de Rome reposait justement sur cette même infanterie. Or, aux yeux du libéral écossais, Louis XI réalise pleinement la politique que son père n’avait pu qu’esquisser17. Dès lors le despotisme du roi semble avant tout vérifier un adage qu’un autre historien écossais, Hume, a illustré tout au long des volumes de son Histoire d’Angleterre consacrés à la période médiévale : une liberté excessive, et de ce fait anarchique, ne peut entraîner qu’un pouvoir despotique18. Bref, l’absolutisme est une étape nécessaire pour pouvoir accéder à un état véritablement moderne.
L’Histoire panoramique qui met l’accent sur les évolutions et sur la longue durée semble donc favorable à Louis XI. Elle modifie la nature même du discours historique, puisqu’il sera moins moral et moins centré sur les hommes comme acteurs ou sur leur caractère comme facteur causal que ne le serait un récit plus classique. L’Essai sur l’Histoire de la formation et des progrès du Tiers État, ouvrage qu’Augustin Thierry portait en germe dès 183719 ne déroge pas à cette règle. Louis XI apparaît sous la plume de l’historien comme un monarque visionnaire (qui a fondé des routes et des manufactures, ouvert des canaux, fortifié les frontières)20 et suivant un des lieux communs de la pensée libérale, son action, sa grandeur réelle échappent en partie à sa volonté consciente, de même qu’elle a échappé pendant longtemps au jugement même de ses contemporains :
S’il y a dans l’histoire des personnages qui paraissent marqués du sceau d’une mission providentielle, le fils de Charles VII fut de ceux-là ; il semble qu’il ait eu comme roi la conviction d’un devoir supérieur pour lui à tous les devoirs humains, d’un but où il devait marcher sans relâche, sans qu’il eût le temps de choisir la voie. […] Son règne fut un combat chaque jour pour la cause de l’unité de pouvoir et la cause du nivellement social, combat soutenu à la manière des sauvages, par l’astuce et par la cruauté, sans courtoisie et sans merci. […] Le despote Louis XI n’est pas de la race des tyrans égoïstes, mais de celle des novateurs impitoyables ; avant nos révolutions, il était impossible de le bien comprendre. La condamnation qu’il mérite et dont il restera chargé, c’est le blâme que la conscience humaine inflige à la mémoire de ceux qui ont cru que tous les moyens sont bons pour imposer aux faits le joug des idées.21
Ce passage semble une réponse aux critiques virulentes de Voltaire. Le tribunal de l’Histoire a changé de mission, la postérité a changé de sens dès lors qu’on est parvenu, si ce n’est à la fin de l’Histoire, du moins à une nouvelle étape du parcours humain. Le jugement moral n’est certes pas totalement effacé, mais il paraît singulièrement faible, en raison de l’affirmation initiale sur le caractère providentiel de Louis XI. En effet, la morale devient du seul ressort du privé et de la conscience intérieure de l’historien ou du lecteur : le monarque se trouve exonéré des pires outrages au nom d’une cause qui dépasserait des impératifs qui n’ont plus ici de valeur absolue. En fait, malgré la faute fondamentale que Thierry attribue à la politique du monarque, le discours est comme contaminé par la maxime que François Guizot attribue au roi, dans l’Histoire de France racontée à mes petits enfants, « Le but justifie les moyens »22. Ce dernier, s’il exprime d’ailleurs les réserves de mise dans une narration adressée à un jeune public à qui il faut offrir des exemples, ne peut s’empêcher de louer le roi novateur, père de la science et des nouvelles inventions.
Afin de contrer ce finalisme moral, les historiens doivent donc saper l’image même du roi fondateur. Leurs coups se portent principalement sur les égards que Louis XI aurait eus pour le peuple et sur sa prévoyance. Au lieu d’être l’annonciateur des temps modernes, il devient ainsi le seul fossoyeur de l’ancien monde. Néanmoins cette réduction ne se fait pas, là non plus, sans nouvelles contradictions.
Un roi sans postérité
Comme si le jugement sur le fils dépendait du jugement porté sur le père, Barante, que Guizot cite abondamment dans son ouvrage destiné à ses petits enfants, brosse un tableau critique de Charles VII, multipliant les maîtresses, négligeant la reine et vivant à l’écart, à l’abri du regard de la population23. Ce tableau est certes nuancé par la suite, puisqu’il emporte avec succès le parallèle que l’auteur fait avec Philippe le Bon, mais la postérité se concentre davantage, comme certains passages de Voltaire, sur l’histoire privée que sur le pays. Le point de vue reste donc anecdotique, les analyses sont presque absentes, ce qui interdit le plus souvent les prolepses et les récits panoramas, car, comme le montre l’exergue de l’ouvrage tiré de Quintilien : « Scribitur ad narrandum non ad probandum. » Le discrédit qui résulte de ce traitement à l’aveugle, se traduit également dans le fait que, dans un ouvrage et une écriture qui accorde tant de place à la citation, Louis a rarement droit au discours direct24. Sa politique destinée à promouvoir les hommes du peuple est décrite de façon à traduire toutes les préventions de classe de Barante. Ce sont des « gens de bas étage », des « serviteurs de toute condition que l’on savait prêts à lui obéir en tout, à […] ne connaître ni bien ni mal, ni juste ni injuste […] »25. En outre, l’historien ne manque pas de souligner le mécontentement de la bourgeoisie qui « n’étai[t] pas en meilleure affection du roi »26. L’image du roi protecteur du peuple n’est plus.
Une stratégie analogue se lit sous la plume du Comte de Ségur, historien qui s’est converti à tous les régimes de son époque. Pour l’auteur de l’Histoire universelle et moderne, ce n’est pas Louis XI qui est le roi visionnaire et providentiel, mais son père qui réunit sous son nom toutes les classes « ralli[ées] autour d’un trône tutélaire »27. À la différence de l’œuvre de Barante, le Comte de Ségur multiplie les prolepses et les mises en garde contre Louis XI mais aussi contre les germes de sa politique liberticide dans les décisions pourtant avisées de son père28. De même, la simplicité légendaire du fils de Charles VII, simplicité qui enchante les foules lors de son entrée à Paris au milieu des arcs de fleurs et des festivités, est qualifiée d’« illusions de l’espérance »29. Son imprévoyance supposée, qui est le fruit réel de son besoin irrépressible de vengeance, est la cause principale que l’auteur attribue aux séditions bourgeoises et nobles qui secouent le pays et qui accablent la grande majorité de la population : « Les premiers actes montrèrent à tous à quel point, dans ce violent caractère, les ressentiments l’emportaient, non seulement sur la justice, mais même sur ses intérêts les plus évidents30. » Ségur cherche à démontrer que sa politique aboutit à un échec à la fois personnel et national, voire international, d’où une ironie répétée et appuyée31 qui prend l’exact contre-pied des récits les plus favorables au monarque. Aussi, Louis XI est-il moins caractérisé par sa ruse légendaire que par ses artifices (l’adjectif artificieux est récurrent). La nuance paraît subtile mais renvoie au fait que la dissimulation et l’intrigue représentent un art, un système de conduite qui valent plus pour eux-mêmes que pour leurs résultats effectifs. Enfin, au lieu de voir dans l’abaissement de la noblesse la garantie des progrès futurs de la France et du peuple32, Ségur soutient l’idée que les grands constituent un « contre-poids à l’autorité royale »33. Il évoque la « décadence de la puissance féodale » et l’associe d’une part à une corruption grandissante et d’autre part à la multiplication des intrigues dans toutes les nations européennes34. En somme, l’auteur démonte un par un tous les arguments les plus favorables au monarque et à son pouvoir absolu.
Il en résulte que, dans un premier temps, l’abandon des armes et la recherche de voies pacifiques ne sont pas considérés comme un progrès moral et humain mais comme le signe que « les mœurs de nos aïeux s’étaient amollies »35. Ce jugement révèle les préjugés militaires de l’auteur, qui a lui-même servi dans l’armée, préjugé qui le conduit d’ailleurs à trouver des héros et des héroïnes pour sa narration, afin de compenser le manque d’éclat du personnage principal : les grands qui avaient servi Charles VII36, le prince albanais Scanderberg et Marguerite d’Anjou. Toutefois, progressivement, le ton change. Quoique la fourberie et la méfiance maladive soient toujours critiquées, Louis XI apparaît sous un jour plus favorable, dès lors qu’il est confronté à l’orgueilleux et capricieux Charles le Téméraire qui a conduit le puissant duché bourguignon à sa perte. L’auteur en vient à se contredire et transforme le roi en promoteur malgré lui de la future puissance bourgeoise, mais, notons-le, c’est pour en faire de fait un instigateur involontaire de la Révolution française (on reconnaîtra ici la thèse que défend Walter Scott dans Quentin Durward) :
Ce monarque, ne craignant d’autre opposition à son autorité que celle des grands vassaux et de la noblesse, était loin de prévoir qu’un jour le tiers-état délivré du joug féodal, réclamerait la jouissance des droits politiques, et poserait les fondemens de la liberté nationale sur les ruines du pouvoir arbitraire. Au siècle où il vivait, de telles idées n’auraient pu être ni conçues, ni même comprises37.
L’argumentaire change de visée et de cible. En effet, lorsque Ségur brise l’image du tyran ou du roi absolu, c’est le plus souvent sur un mode paradoxal afin d’opposer les relatives libertés du règne de Louis XI à l’absence supposée de ces mêmes libertés élémentaires sous la monarchie constitutionnelle contemporaine :
[…] on le voyait par un singulier contraste, favoriser l’émancipation du peuple, accorder à la bourgeoisie les plus importans privilèges et fonder des institutions municipales sur des principes de liberté qu’aujourd’hui certains gouvernements libres semblent regarder encore comme dangereux pour l’autorité publique38.
Sa pensée et ses attaques sont d’ailleurs précisées quelques pages plus loin lorsqu’il regrette l’indépendance des magistrats qui avait été garantie par le fils de Charles VII : « Il est pénible de penser que, sous un gouvernement libre, on ait encore à regretter une partie des institutions de Louis XI39. » Néanmoins, lorsque les attaques ne sont plus de mise, le roi retrouve son visage de tyran. La conclusion est d’ailleurs sans appel, et par un effet d’écho beaucoup plus favorable à la monarchie en place, il affirme : « […] on peut dire, à l’honneur de la royauté, que de tous les monarques de la troisième race, si l’on exempte Charles IX, Louis XI est le seul que le sévère tribunal de l’histoire doive stigmatiser du nom de tyran »40. On reconnaîtra ici la thèse de Burke.
La narration revêt de ce fait un caractère double, à l’instar du personnage qu’elle est censée peindre. Ségur accuse les bizarreries du roi41 qui rendent une représentation fidèle presque impossible42, nécessairement contradictoire et souvent source d’erreurs d’appréciation. De son côté, Chateaubriand, dans son portrait-charge, souligne, comme l’auteur de l’Histoire universelle ancienne et moderne, le caractère malheureusement exceptionnel de Louis XI au sein de la monarchie française et rejette, comme Ségur, l’hypothèse d’un monarque garant des libertés bourgeoises. Aussi Chateaubriand se livre-t-il à un même portrait mêlé, multipliant jusqu’à l’étourdissement les oxymores qui le qualifient ainsi que tout ce qu’il a touché : « tyran justicier aux mœurs basses43 », « l’imprimerie, ce puissant agent de la liberté, fut élevée en France par un tyran. ». Toutefois, nous n’assistons pas, comme sous la plume des libéraux (je pense notamment au portrait double que Guizot fait de Cromwell), à un éloge du paradoxe fécond, porteur des germes de l’avenir. Ici, les contradictions du monarque vont jusqu’à la déchirure, à la mise à mort (Chateaubriand parle de « cadavre palpitant de la féodalité »44) et à la fin d’un monde, par un singulier effet de coïncidence plus approximatif que réel : « Quand Louis XI disparaît, l’Europe féodale tombe ; Constantinople est prise ». Malgré la renaissance des lettres et l’invention de l’imprimerie, le roi a bien été comme l’a annoncé l’écrivain : fatal.
Un troisième argumentaire a donc dû se développer pour s’opposer à la fois à la confiscation de la figure de Louis XI par les Libéraux et à la rhétorique hostile des monarchistes qui, tels Chateaubriand et Ségur, ont plaidé en faveur d’un pouvoir mêlé dans lequel le contrepouvoir des aristocrates aurait toute sa place. Quoique la préface de 1869 jette un regard nécessairement faussé par rapport aux conditions initiales de rédaction de son histoire de France consacrée au Moyen Âge, elle témoigne de la part de Michelet d’un besoin de synthèse entre un certain type de narration qui relèverait des annales et dans lequel il semble ranger Barante45 et les points de vue « spéciaux et divers » des Guizot et des Thierry qui n’offrent pas d’unité ou dont les analyses, sur la race notamment, ne tiennent pas compte des « mœurs changeantes »46. Il en résulte une narration qui allie à la fois la force persuasive et analytique du panorama et le détail des événements. Or, dans cette synthèse, Louis XI apparaît incontestablement comme le héros.
Une nouvelle téléologie historique : une révolution royale contre une contre-révolution féodale
La préface de 1869 de Moyen Âge s’emploie en effet à renverser l’image du monarque : les réticences que nous relevions jusque dans les écrits de Robertson ou de Thierry et les portraits-charges de Barante de Ségur ou de Chateaubriand s’effacent complètement :
On est pour Louis XI incontestablement dans sa lutte de ruse contre l’orgueil barbare, la brutalité féodale. C’est le renard qui prend au filet le faux lion. L’esprit au moins triomphe. […]
Ce bon roi Louis XI m’arrêta très longtemps. […]
J’entrai par Louis XI aux siècles monarchiques. […] [A]près Louis XI, j’écrivis la Révolution (1845-1853)47.
Par l’évocation du renard et de sa ruse légendaire, le roi devient le personnage principal du Roman de Renard et à ce titre, que ce soit dans la préface ou dans la narration antérieure du Moyen Âge, il incarne un certain esprit du peuple qui, dans ses révoltes encore imparfaites, est le véritable héros de ce xve siècle. Aussi, quoique dans le Moyen Âge Michelet commence à prendre ses distances par rapport à la téléologie historique des libéraux, accorde-t-il à ce prince machiavélique une étrange parenté avec l’Italie et la Renaissance, Renaissance qui marque, on le sait, dans la production plus tardive de l’Historien une Révolution avortée annonciatrice de 1789.
Ce n’étaient pas seulement les primitives vieilleries du Moyen âge, c’étaient les parlements et les universités, secondes antiquités, ennemies des premières, que ce rude roi maltraitait. Naguère importants, redoutables, ces corps se voyaient écartés, bientôt peut-être, comme outils rouillés, jetés au garde-meuble… Les machines révolutionnaires les plus utiles aux siècles précédents risquaient fort d’être à la réforme sous un roi qui était en lui-même la Révolution en vie48.
La thématique du mal nécessaire est plus forte que jamais : la « haute et impartiale tyrannie » du roi est considérée comme le seul moyen d’assurer un ordre dans les circonstances, ce qui permet à Michelet de rétablir l’image du visionnaire qui avait été mise à mal par les Barante, Ségur et Chateaubriand. Dauphin encore, Louis est présenté comme l’observateur avisé du faible mais « brillant échafaudage de la maison de Bourgogne »49. C’est donc lui qui ramènera la puissante province dans le giron de la France :
[Le duc] reçut, pour ainsi dire, la France elle-même, l’introduisit chez lui, se la mit au cœur et se l’inocula en ce qu’elle avait de plus inquiet, de plus dangereux, de plus possédé du démon de l’esprit moderne50.
Les métaphores de la maladie et de la possession démoniaque qui désignent la présence du Dauphin à la cour de Bourgogne sont traitées avec distance : elles traduisent la marche de l’Histoire vers la réunion de la France et l’avènement du peuple. Plus tard l’évocation de la tyrannie du nouveau roi apparaît avec une remarquable désinvolture ironique, puisque l’accusation reprend le point de vue de la noblesse blessée : « Louis XI, ce tyran qui ne respectait rien, eut l’idée de changer cela »51, c’est-à-dire les droits de chasse féodaux. C’est un point que la littérature hostile au monarque a amplement développé, soulignant à ce propos que les mesures prises opprimaient aussi bien le noble que le paysan. Encore une fois, l’argumentaire est renversé et les lois sur la chasse sont immédiatement mises en parallèle avec les dons faits à la population paysanne52. De même, Michelet fait preuve d’indulgence pour les superstitions de Louis puisque l’historien y voit le développement des charités et une tentative pour « se faire le roi des petits. »53
Dans cette analyse qui interprète l’action royale comme une révolution, à laquelle s’oppose, et les termes sont significatifs, une « contre-révolution féodale », l’inaccomplissement de Louis provient moins de ses manquements, de sa morale douteuse que de son caractère visionnaire même : les temps n’étaient pas prêts. Cette constatation pousse l’auteur à brosser un tableau plus sombre que ne le laisserait présager la seule conquête de l’unité nationale. En effet, la ruse et les intrigues sont aussi considérées comme une descente « dans l’indifférence et la mort morale »54 qui marque, selon Michelet, les limites de l’historien : car comment s’identifier à cet âge, comment faire revivre « des temps écoulés » pour lesquels se pose la question « où est la vie ? »55 Dans ce marasme, seules deux figures imparfaites émergent, l’une à côté de l’autre, Louis XI, qui profite de la mort de l’ancien monde56, et le peuple, qui dans les chapitres consacrés à son règne, prend de plus en plus de place, car Liège qui se révolte contre la Bourgogne, c’est pour Michelet la France57. Pourtant malgré la répression qui a martyrisé la ville, le monarque français est largement exonéré de la trahison à la cause populaire : il ne pouvait plus secourir ce bastion français en terres germaniques. La France doit se resserrer avant de naître à nouveau.
Dans la lecture nationale et révolutionnaire que Michelet fait de Louis XI et de sa politique, l’historien contre non seulement les critiques morales portées par les monarchistes, mais radicalise le discours des libéraux mêmes. Aussi Louis XI apparaît-il moins comme un mal nécessaire que comme le prophète impuissant d’une nation française encore en devenir. Cette récupération radicale pose de la façon la plus aiguë le problème d’une Histoire qui exonère l’individu coupable au nom du collectif. Aussi la figure de Louis XI, dans sa complexité et ses contradictions cristallise-t-elle les débats politiques qui ont secoué la France intellectuelle au cours du xixe siècle : peut-on justifier la Terreur ? Peut-on mettre en balance les crimes d’un jour avec les bienfaits à venir ? En somme, ces interrogations permettent de mesurer la transformation des valeurs développées dans la narration historique. En effet, dès lors que le sujet responsable s’efface comme acteur historique et comme objet d’éloge ou de blâme, une lecture utilitariste s’impose – au sens de la mise en équivalence du Bien et de la recherche du bonheur pour le plus grand nombre. La représentation controversée de Louis XI a donc comme enjeu de savoir si on doit avoir une approche quantitative ou qualitative de la souffrance. Dans le premier cas, un crime reste un crime malgré sa portée restreinte, dans le second, la quantification des bienfaits prime sur toute considération morale désormais qualifiée de privée.