Basin, Commynes, Louis XI. Réflexions sur une nouvelle histoire

DOI : 10.54563/bdba.866

p. 35-48

Texte

Les deux récits historiques du règne de Louis XI les plus respectés ont été tous les deux écrits par des traîtres1. L’affirmation ne se veut pas simplement provocatrice, sinon fondatrice d’une nouvelle lecture des œuvres tant de Thomas Basin que de Philippe de Commynes. Il s’agira ici d’évoquer les grandes lignes d’une théorie qui vise à expliquer l’émergence simultanée du genre des mémoires et de la consolidation d’une monarchie absolue, c’est-à-dire de l’émergence de la voix de l’individu dans l’écriture de l’histoire au moment même où l’histoire politique cherche à réprimer cette voix. Or, le moment charnière dans ces transformations imbriquées se trouve sous le règne de Louis XI et dans les écrits de Basin et Commynes.

Contemporains, Commynes et Basin appartenaient néanmoins à des cultures intellectuelles opposées. Commynes entretenait des relations d’intimité avec Laurent de Médicis ; Thomas Basin devait sa renommée à son rôle dans la réhabilitation de Jeanne d’Arc. Pourtant, de fortes différences de caractère, de langue ou de fortune littéraire ne peuvent nous cacher les nombreux parallèles qui unissent les biographies de ces deux hommes. Leurs histoires, aussi, donnent voix à des angoisses communes, quoique celles-ci soient parfois abordées depuis des perspectives distinctes, voire incompatibles. Pris ensemble, leurs écrits expriment les tensions d’un âge en révolution, à cheval entre les désillusions de la Guerre de Cent Ans et les premières lueurs de la Renaissance.

Personne ne méconnaît la situation privilégiée dont jouissent les Mémoires de Commynes ou l’Histoire de Louis XI de Basin2. Comme le déclare Adrianna Bakos dans son livre Images of Kingship :

The two most important contemporary histories about Louis XI are Thomas Basin’s Histoire de Louis XI and Philippe de Commynes’s Mémoires. Whereas the chronicles rarely penetrate beneath the surface of events, these two histories are remarkable in the extent to which they attempt to understand and communicate issues of causation which lie behind the battles and treaties3.

Bakos se range ensuite à l’avis courant selon lequel Basin serait « l’accusation » contre Louis XI et Commynes sa « défense ». Pourtant, Bakos parle surtout de la réception du roi dans les siècles après sa mort, et du réemploi fait des œuvres de Commynes ou de Basin par des générations lointaines. À lire les deux textes de près, la situation se révèle bien plus ambivalente que cette formule commune ne le laisse entendre. D’ailleurs, le texte de Basin qui nous préoccupe aujourd’hui n’est pas l’Histoire de Louis XI, mais plutôt son Apologie4. Nous verrons que le rapport au roi manifesté dans ces textes est à la fois plus intéressant et plus incertain que les classements traditionnels ne l’admettent.

Dans le contexte de l’histoire littéraire, le choix pris par chaque homme d’écrire le récit de son propre temps est en lui-même significatif. Les textes des Mémoires ou de l’Apologie doivent être lus comme une sorte de « compte rendu » dans lequel chaque auteur explique être devenu sujet du roi souverain ou s’être soustrait à cette condition. Dans ces récits se construit, alors, une nouvelle subjectivité politique, une forme élémentaire de la conscience de soi qui définira le sujet moderne, et qui se développera côte à côte avec une monarchie de plus en plus absolutiste. En outre, l’on est en droit de s’interroger sur la possibilité d’un traumatisme lié à ce tournant, palpable encore dans les traces écrites qu’il a laissées.

Au début du chapitre 11, livre III des Mémoires, soit au milieu du parcours tracé par son texte, Commynes note en passant, « environ ce temps je vins au service du Roi ». La phrase se cache si discrètement parmi les propos de son auteur qu’un lecteur non averti laisserait à peine ses yeux s’y attarder. Et pourtant, bien des critiques ont soutenu que le texte tout entier des Mémoires avait été construit pour justifier le contenu de cette seule phrase. Elle fait allusion au départ de leur auteur de la cour bourguignonne de Charles le Téméraire en août 1472 pour celle du roi Louis XI. En 1979, le dos d’une édition Folio éditée par Jean Dufournet a décrit l’œuvre de Commynes comme « la confession d’un traître ». Le contraste entre la situation juridique ambiguë de cette « trahison » et les passions qu’elle a inspirées éveille notre soupçon que ses enjeux sont plus grands qu’il n’a été avoué.

Si Thomas Basin savait le peu d’attention que lui prête la postérité, il serait indigné. En effet, que l’indignation se trouvait parmi les émotions préférées de Basin est une des conclusions inévitables d’une lecture de ses œuvres, et surtout de la si venimeuse Histoire de Louis XI ou de L’Apologie, qui frôle par moments l’hystérie. Au moment d’écrire ces textes, Basin habitait en exil, loin de la France – ou plus précisément loin de sa Normandie chérie – ayant été effectivement banni pour lèse-majesté. Ni la distance ni le temps n’ont assouvi sa colère contre Louis XI, que Basin voyait comme le vrai traître. Ses récits tant historiques qu’autobiographiques semblent inspirés par une sublime furie, et la trahison y apparaît comme plus qu’un simple thème : la prose de Basin est par moments tellement chargée de son obsession pathologique envers le roi que même ses éditeurs modernes, décriant certains passages comme illisibles, ont dû les supprimer.

En revanche, la complicité avec le roi affichée par Commynes dans les Mémoires trouve son écho dans les rapports des ambassadeurs à la cour royale – en atteste un mot bien connu écrit par l’ambassadeur Milanais Francesco da Pietrasancta à Galéas Sforza : « Solus, il [Commynes] gouverne et couche avec le roi. C’est lui qui est tout in omnibus et per omnia. Il n’y a personne qui soit un si grand maître, ni d’un si grand poids que lui5 ». Le Baron Kervyn de Lettenhove lui-même concède : « Comines aima peut-être Louis XI, et à coup sûr il l’admira6 ». La phrase est capitale, car elle constitue l’aveu extrêmement mesuré d’une certaine démesure affective entre Commynes et Louis XI.

Ces trois noms de Thomas Basin, Philippe de Commynes et Louis XI peuvent être visualisés comme formant les trois extrémités d’un triangle, de sorte que la tension entre chaque personnage se confond avec l’irréductible cohérence qui les unit. Afin de refocaliser la manière dont nous percevons le rapport entre cette triangulation et l’histoire des idées, il est utile de considérer quelques faits biographiques concernant nos deux auteurs. Il ne s’agit pas de présenter une série de données historiques mais de transformer la manière dont nous envisageons les relations entre ces données.

Commençons par Commynes, le plus célèbre et le plus jeune des deux, puisqu’il est né vers 1447. Dès sa naissance, la vie de Commynes est marquée par l’instabilité fiscale, l’aliénation et l’exil. Orphelin très jeune, Commynes a surtout hérité de son père, membre d’une branche cadette d’une vieille famille bourguignonne, des dettes, dont une partie importante relevait des conséquences judiciaires de certains excès fiscaux commis dans l’administration ducale. La situation était suffisamment grave pour que la famille soit menacée dans la possession de ses domaines. Élevé sous la tutelle de son oncle, Philippe entre au service de Charles le Téméraire alors que celui-ci est encore comte du Charolais. En 1472 Philippe abandonne son identité de conseiller intime de Charles, devenu duc de Bourgogne, et se convertit en favori de Louis XI. Il est pertinent d’observer en passant que le roi a l’âge d’être le père du jeune transfuge orphelin. Si l’on tient compte d’une légère transformation dans les relations entre les deux hommes après la mort du Téméraire, Commynes vivra dans une « continuelle résidence » avec Louis, « mangeant et couchant » avec lui, jusqu’à la mort de celui-ci7. Par la suite : erreurs, faux-pas, choix d’alliances mal réussies. En cherchant à conserver une position de pouvoir, Commynes finit par presque tout perdre. Il sera menacé de poursuites pour lèse-majesté, il perdra ses terres de Talmont, et il passera de longs mois emprisonné avant d’être relégué à une sorte d’assignation à domicile. C’est alors qu’il rédigera ses Mémoires.

La courbe que suit la biographie de Thomas Basin est aussi frappante bien que moins connue. Né en 1412 à Caudebec, en Normandie, Thomas Basin était le fils d’un marchand aisé. Sa jeunesse « s’écoula errante au milieu des périls et des désastres de l’occupation anglaise. Il lui resta de cette vie nomade et tourmentée une impression qui ne s’effaça pas et une extrême sensibilité, trait principal de son caractère8 ». À douze ans, ses parents l’envoient étudier à Paris. Basin y connaît un succès scolaire précoce et reçoit en 1430 le magister artibus. Il cumule ensuite une Licence en droit canon reçue à Louvain en 1437 avec une Licence en droit civil obtenue à Pavie quelques années plus tôt. À l’occasion de missions dépêchées lors des conciles Bâle-Ferrare-Florence, ses mémoires de doctrine et de politique religieuse lui valent une réputation croissante. Il trouve des protecteurs italiens et devient, selon le jugement de Charles Samaran « l’un des consulteurs les plus écoutés en matière administrative, financière, judiciaire et même théologique9 ». Quelque temps plus tard, la situation en France lui permettant de retourner à son pays natal adoré, il est nommé professeur en droit canon à l’université de Caen en 1441, dont il sera recteur dès 1442. À trente-cinq ans, en 1447, Basin devient évêque de Lisieux. Il met ensuite sa compétence de juriste au service de la politique normande. En 1449 il convainc la couronne anglaise de céder sa ville de Lisieux à la couronne française par la seule force de sa rhétorique ; le transfert des pouvoirs se produit sans violence aucune. Basin devient par la suite un des conseillers officiels de Charles VII, et écrit un avis important dans le procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc. Pourtant, l’avènement de Louis XI met fin à la montée du juriste, pour des raisons que nous évoquerons dans quelques instants. Contraint de s’exiler, Basin meurt à Utrecht en 1491, après vingt ans loin de la terre qu’il aimait10. Comme Commynes ou tant d’autres, Basin profite de sa disgrâce et de son exil pour écrire. Il se lance dans la carrière d’historien avec une Histoire de CharlesVII; ensuite vient l’Histoire de LouisXI, qu’il interrompt pendant un long moment pour se consacrer à la rédaction de son Apologie. C’est un des détails piquants concernant la naissance du texte autobiographique qu’est l’Apologie que sa création se trouve comme embrassée par L’Histoire du roi qu’il a tant détesté.

Considérons ce que suggère la comparaison de ces deux biographies. Tout d’abord, Commynes et Basin ont en commun d’avoir connu une carrière précoce et prometteuse. Basin était évêque à trente-cinq ans ; Commynes n’en a que vingt-cinq au moment de passer à la cour royale. Et encore : si l’on en croit ceux qui ont voulu dire que la soi-disant trahison de Commynes commence à Péronne sur les instances du roi, le jeune Commynes aurait eu à peine vingt et un ans au moment où le roi reconnaît ses talents et cherche à le recruter. Avec le recul donné par cinq cents ans de distance, il est évident que chacun d’eux a très tôt touché le sommet de sa carrière. Ayant facilité le transfert de pouvoir en Normandie en 1449 et écrit sa consultation sur Jeanne d’Arc en 1453, Basin connaîtra par la suite près de quarante ans de carrière sans un nouveau succès notable. De même, l’influence de Commynes commence à décliner après la mort de Charles le Téméraire en janvier 1477, alors qu’il aborde tout juste la trentaine. En somme, la carrière de ces deux hommes flambe à la suite d’un événement ou d’un concours de circonstances permettant à leur talent de se manifester avec éclat, pour s’éteindre ensuite lentement et longuement. Aussi faudrait-il donner son juste poids à la nostalgie et aux éventuels regrets qui se cachent dans leurs œuvres.

Parmi ces différentes considérations biographiques, une des plus centrales se trouve dans le fait que chaque homme bâtit sa réputation sur son talent rhétorique. N’est-ce pas cela la leçon de la médiation réussie de Basin en Normandie ? N’est-ce celle aussi de Péronne, où le contenu incertain de ce qui a été dit ou n’a pas été dit entre Louis et Commynes a trop longtemps éclipsé – et à tort – l’efficacité certaine de cette parole, efficacité partout ailleurs également évidente ? Et surtout, l’ultime parallèle : la relation que chaque homme entretient avec le roi s’avère, de façon indiscutable, le rapport déterminant de sa vie. Chaque biographie, chaque texte, doit son contenu et sa forme au resserrement des fils de la toile de l’Araignée.

Passons aux différences qui séparent Basin et Commynes, tout aussi signifiantes que leurs ressemblances : la culture historique de Commynes doit se résumer dans les quelques volumes qui survivent d’une bibliothèque apparemment plus notable pour son grand luxe que par son contenu11. Basin, en revanche, possédait une bibliothèque importante de sources patristiques et classiques, qu’il regrettait amèrement depuis l’exil12.

L’ironie du destin joue aussi sa part dans les différences entre ces deux hommes : Basin a pris soin de mener à bien un projet d’auto-publication, supervisant personnellement la préparation des copies de ses textes. Malgré cet effort fait pour le bien de la postérité, la production historique de Basin est restée dans un oubli presque total jusqu’au xixesiècle, méconnue sous une fausse attribution quand même elle fût citée. En revanche, on ignore comment les Mémoires sont arrivées entre les mains de Galliot du Pré, mais l’étendue de leur succès commercial, ininterrompu depuis 1524, a peu de concurrence.

Poursuivons : Commynes écrit en français, songe aux générations futures plus qu’aux exemples du passé, et crée un nouveau mot pour décrire son texte sans précédent. Il n’est guère excessif de dire que l’auteur des Mémoires invente une littérature dans laquelle emmagasiner sa vision personnelle du monde. Le contraste avec Basin est frappant. Basin écrit en latin, et il construit un jeu élaboré d’intertextes qui lui permettront d’assimiler sa biographie aux Vies des saints et philosophes de l’Antiquité qu’il cite et son œuvre au corpus patristique qu’il imite. Ces gestes rhétoriques lui permettent également d’assimiler la France de Louis XI à l’Empire romain de Dioclétien, avec Louis XI en tête d’affiche dans le rôle de l’empereur païen et vicieux, et lui-même dans celui du martyr de la Foi.

Malgré ces oppositions, les deux projets partagent ce qui est peut-être leur trait le plus essentiel. Ils ont en commun un décalage entre la posture prise dans le prologue-dédicace, qui est celle de répondre à une demande discrète faite par un intime, et l’envergure qu’assume rapidement chaque récit. Le parcours de leurs relations avec Louis XI sert à la fois d’intrigue et de raison d’être de chaque texte. Ainsi apparaît le souci de raconter un Moi fortement déterminé par la position du sujet narrant par rapport à la personne et à l’autorité du roi.

Tandis que de nombreuses analyses cherchent à saisir la philosophie politique de Commynes, l’innovation marquée par la création d’un nouveau genre littéraire, ou bien son « autorité historique »; et alors que la biographie et la culture de Basin font également l’objet de multiples études, une autre perspective de recherches continue à nous échapper. Nous avons déjà remarqué que la venue à l’écriture de chacun d’eux a pour origine un échec, qui provoque à son tour la prison, l’exil, ou l’assignation à domicile. À la différence d’autres auteurs qui ont entrepris d’écrire dans de telles circonstances – songeons aux cas exemplaires d’Ovide et de Boèce – Basin et Commynes prennent comme sujet leur propre rapport à l’Autorité, que l’on conçoive cette autorité comme celle d’un Roi, d’un gouvernement, ou d’un État naissant. La question qui doit être posée est celle de l’intersection de la « textualité » et des rapports au pouvoir royal, tant pour son rôle dans l’échec de chaque auteur que dans les textes nés de ces échecs. Le mot « textualité » désigne ici la culture écrite prise dans son sens le plus large : culture historique, habitudes matérielles et physiques d’écriture ou de lecture, savoirs linguistiques ou rhétoriques, contacts avec une variété d’objets écrits tels livres, lettres, documents de chancellerie, ainsi que des attitudes professionnelles ou affectives envers le statut de l’écrit en contraste avec celui de l’oralité. L’envergure de cette problématique, dont nous ne pouvons aujourd’hui qu’évoquer quelques grandes lignes, transparaît quand nous considérons à quel point le flux des cultures écrites à cette époque est porteur et indice des conflits qui caractérisent la transformation plus large d’une société.

Réfléchissons brièvement à un aspect particulier de cette transformation. L’on remarque souvent comment, au cours des xive et xve siècles, le droit français accorde un rôle de plus en plus important au droit romain. À propos de « l’image du prince législateur » qui découle de la découverte des compilations justiniennes en Occident, Jacques Krynen observe :

Tandis que le Moyen Âge considérait jusque-là le droit comme une création de la vie collective, toute réglementation positive n’étant jamais que consécration d’un usage accepté, voici que le droit peut désormais résulter de la volonté unique et délibérément créatrice du titulaire de l’imperium. Lex animata, le princeps, empereur ou roi, est habilité, si le bien commun ou la nécessité publique l’exige, à établir des règles nouvelles et contraignantes : ‘Quod principi placuit legis habet vigor’ (D. 1,4,1). Ce que le prince juge à propos a force de loi13.

L’idée féodale d’un contrat de fidélité personnel et réciproque cède à des modèles d’obéissance empruntés à l’Empire Romain, de sorte que « la sujétion éclipse la vassalité »14. Des volontés opposées à celle du roi se trouvent confrontées à une conception de Majesté, et ainsi de lèse-majesté, prise directement des recueils de droit romain. Pour notre propos ici il n’est pas nécessaire que l’on soit parfaitement d’accord sur les nuances de cette transformation, mais seulement que l’on reconnaisse qu’une telle transformation a bien lieu, et que sous Louis XI, son caractère profond et durable s’affirme15.

Le glissement d’un discours de trahison vers celui de lèse-majesté offre un indice puissant du renforcement des liens, discursifs ou réels, qui relient individu, couronne, et État à la fin du Moyen Âge français. Dans cette mouvance politique et les réactions qu’elle suscite couve une profonde reconfiguration du statut de l’individu dans les réseaux de pouvoir et dans le tissu d’une société. L’idée de la majesté souveraine est foncièrement incompatible avec celle de la trahison et exige le déplacement vers un autre champ lexical : celui de la lèse-majesté. La trahison relève de la rupture d’un contrat, soit social, à l’intérieur d’un couple, ou autre. Or, si on peut parler d’un contrat féodal de vassalité ou du contrat de loyauté qui s’ensuit, la notion d’un tel « contrat » ne s’applique pas sous le modèle romain de la souveraineté. D’un point de vue épistémologique, le problème de la trahison est qu’elle n’existe pas sans que quelqu’un se dise trahi. L’être qui se déclare trahi se montre blessé et vulnérable – des phénomènes irréconciliables avec la vraie souveraineté. La Majesté est immuable ; elle ne peut ni trahir ni être trahie, car elle reste à l’abri de toute contingence humaine, y compris celle de l’être humain qui possède ou qui est possédé par ses attributs. Aussi la trahison, comme le contrat, est dialogique, alors que la majesté est monologique. Le discours de lèse-majesté réalise alors une décorporalisation du pouvoir et sa diffusion vers le discours ; le roi, dans son incarnation de prince législateur, forme l’ancre et le centre absolu de ce réseau discursif. Les conséquences intangibles de cette transformation sur les « sujets » qui l’ont vécue (le mot « sujet » étant pris ici dans ses deux sens), et surtout ceux qui, comme Thomas Basin ou Commynes, se sont retrouvés au cœur de ses violences n’est pas chose aisée à saisir. Cependant, toute considération du tournant historiographique qui a lieu sous Louis XI doit affronter cette question si elle souhaite prendre en compte l’unité profonde entre histoire littéraire, histoire politique et histoire des idées.

L’Apologie et les Mémoires énoncent chacune une critique des discours de pouvoir – une critique de la parole du roi, si l’on veut. Cette critique s’avère aussi le lieu de mémoire où loge la rencontre entre roi et auteur. Il faut nuancer : l’activité mi-autobiographique, mi-historique de chaque sujet lui permet de valoriser et de remodeler ses rapports avec le défunt Louis XI simultanément. L’écriture est donc à prendre comme monument et acte d’agression à la fois. En effet, on doit admirer la manière dont Basin, par ses choix lexicaux et par ses intertextes, assimile les paroles du roi à des rets de chasseur. De même, l’évêque arrive à décrire ses propres actions par un vocabulaire qui évoque le poids et la solidité, comme si ses mots étaient autant de glaives au service de l’honnêteté et de la justice. Le fin parler qui faisait la renommée de l’Universelle Aragne n’était pour Basin rien d’autre que perfidie et malice. Le contraste avec Commynes, pour qui la valeur de l’utilité prime sur tout autre considération, est parlant. Les vœux et le serment sont pour Commynes des registres de discours privilégiés, mais perdent peu de leur souplesse pour autant. L’attitude manifestée par Basin à travers l’Apologie traite l’objet écrit avec un respect presque fétichiste. Les lettres de Commynes, en revanche, se terminent souvent par la mention « brûlez ces lettres », et dans ses dépêches diplomatiques, l’objet écrit sert souvent de garant à une sorte de discours oral par procuration.

Prenons l’exemple de Basin16. La première donnée pour approfondir notre compréhension de L’Apologie réside dans son titre. Au moment de publier leur traduction française de ce texte dans les années 1970, Charles Samaran et Georgette de Groër ont rajouté un sous-titre apte à souligner l’aspect générique du texte : « Apologie, ou Plaidoyer pour moi-même ». À l’entrée de son récit Basin dit qu’il entreprend d’écrire « par manière de justification et d’explication de mon pèlerinage et de mon départ du poste qui m’avait été assigné »17. Le fait d’avoir ainsi dit les choses clairement n’empêche pas Basin d’insister tout au long de son livre sur les rapports entre son exil et son récit.

J’ai été conduit à le rédiger afin de faire connaître la raison de mon départ et de la persécution que j’ai subie à ceux qui ne l’ont pas clairement comprise, pour leur éviter de juger prématurément et de condamner à la légère et sans réflexion ma conduite. Ils ignorent en effet que j’ai subi des persécutions violentes au mépris de la justice et du droit, que j’ai été chassé de mon pays, de ma province et de mon diocèse par les accusations calomnieuses, les manœuvres et les violences de gens malhonnêtes18.

Bien que cette explication ne fasse qu’égratigner la surface de L’Apologie, elle reste l’unique raison qui soit proposée au lecteur : le juriste fera savoir les persécutions dont il a souffert, expliquera la malveillance de ceux qui l’ont poursuivi et démontrera le caractère néfaste et faux des accusations faites contre lui. Ainsi, il se défendra contre l’accusation d’avoir abandonné son diocèse, ou dit autrement, d’avoir trahi sa charge spirituelle. Cependant, ces « accusations » sembleraient avoir été inventées par l’auteur comme prétextes à l’écriture. Bien plus que de défendre de son auteur, L’Apologie dresse un acte d’accusation contre Louis XI.

Dès les premiers mots de son récit, Basin se charge de narrer les ruses par lesquelles le trompeur Louis XI avait cherché à se venger d’un homme juste. Chaque élément de son récit trace une nouvelle figure liée à la trahison. Par exemple, Basin trouve les racines de la haine que Louis éprouve à son égard dans la Praguerie. À cette époque, sollicité par le dauphin comme allié dans sa révolte, Basin préfère offrir à Charles VII des preuves de la trahison de son fils. Pour le dire autrement, le traître Louis cherche à impliquer le noble et juste Basin dans sa trahison, mais se trouve entravé par Basin qui, selon le jugement du futur Louis XI, trahit sa confiance.

Puisqu’il s’agit de justifier l’abandon de son diocèse, Basin joue son rôle de chrétien persécuté avec un sérieux acharné, truffant ses arguments d’abondantes citations et allusions, et insistant lourdement sur les parallèles entre Louis XI et Néron ou Nabuchodonosor : « Je pense que c’est uniquement par amour de la justice et haine de l’iniquité et de la tyrannie que j’ai été exposé aux calomnies des impies et que j’ai subi la persécution », dit-il19. L’évêque s’assimile à d’autres qui ont subi la persécution pour leur amour de la justice : Eusèbe, Athanase, et Sénèque, par exemple, mais aussi Thomas Becket et Jésus-Christ. Personne n’a jusqu’à présent avancé que la modestie se comptât parmi les vertus de Thomas Basin.

S’il était possible de décrire un texte comme « tordu de rage », il faudrait appliquer cette description à l’Apologie. En fait, cette colère teinte son récit d’une certaine vigueur, voire d’une certaine puissance. Néanmoins, malgré son insistance sur la qualité personnelle de la haine dirigée contre lui par le roi, Basin était bel et bien un traître selon la loi ; au moins, il était nettement coupable de lèse-majesté. Basin s’était opposé au roi ouvertement par des propos et par des écrits dont la teneur subversive ne faisait pas de doute. Dans l’Apologie Basin explique comment, sur les instances de Louis XI, il avait publié un livret sur la réforme du royaume20. L’orgueil de Basin est tel qu’il se lance de bon cœur dans le piège que le roi avait tendu à sa vanité, et semble ne jamais se rendre compte qu’on l’avait fait danser. En anglais, un dicton courant proclame : « si tu ne peux pas les battre, joins-toi à leur équipe ». De façon semblable, il apparaît progressivement au fil des pages que Basin avait mis tout son acharnement pendant très longtemps à se joindre au roi, à rentrer dans le cercle de ses conseillers et à recevoir ses louanges, avant de se refaire une identité de résistant. Plus tard, pendant la Guerre du Bien Public, Basin sera un des alliés les plus tenaces de Charles de France.

Quoique ses protestations frôlent parfois le grotesque par leur naïveté à peine crédible, Basin est sincère sur une chose au moins. Juriste, il tient pour assuré que le roi a des responsabilités envers son royaume et que la responsabilité du sujet est de surveiller le bien-être du corps public contre les tendances malsaines de ses dirigeants. Pour Basin, le tyran est un traître, et l’homme qui résiste à la tyrannie un sujet loyal, de sorte que les idées contrastées de Thomas Basin et de Louis XI font qu’ils voient chacun un traître dans l’autre. On pourrait supposer que la tyrannie de Louis XI fournit une idée fixe à l’Apologie, mais ce serait nous arrêter avant d’avoir saisi une idée bien plus étrange, certes, mais plus puissante aussi.

L’idée fixe dans l’Apologie, c’est celle d’être l’objet d’une obsession. Bien que sa posture de naïveté politique soit invraisemblable, il est certain que Basin croit sincèrement, ou du moins qu’il veut croire sincèrement – qu’il a besoin de croire – que Louis XI lui voue une haine toute particulière. Les élans de l’évêque, frénétique à l’idée des machinations conçues par Louis rien que pour le faire souffrir, appartiennent autant au domaine du masochisme et de la psychanalyse qu’à l’histoire ecclésiastique où Basin essaie de les faire glisser. Nous osons dire que la rage de Basin est celle d’un homme qui n’accepte pas d’être écarté du centre de pouvoir, ni de se voir refusé par l’objet de toutes ses attentions. Ayant cru un moment au dialogue que semblait rechercher le roi, Basin ne supporte pas de reconnaître son erreur, ni que son propre discours politique soit devenu obsolète. Une lecture empathique ferait valoir chez Basin une profonde incapacité à comprendre pourquoi et comment ses mots ne sont plus à propos, c’est-à-dire à saisir que la souveraineté, prise dans le monologisme, n’était pas à l’écoute, n’avait pas besoin d’un Autre, ni de ses conseils. C’est toute une révolution dans les discours et les structures de pouvoir que Basin n’intègre pas. Narrant la longue série de malices et de poursuites dirigées contre lui par le roi, Basin insère un leitmotiv dans sa prose, écrivant encore et encore : « c’est alors qu’il m’a pris en haine », « puis sa rage contre moi s’est enflammée ». Basin cherche par ces mots à situer le moment précis où le lien entre le roi et lui a été rompu. La fréquence avec laquelle il reprend la phrase exige une interprétation. Basin cherche à trouver le moment de rupture entre le roi et lui-même, l’instant explosif pendant lequel il occupait la totalité du regard du roi. Mais en essayant de définir le moment de rupture entre eux deux, il tâtonne, cherchant dans sa mémoire un moment où ils ont été unis.

Notes

1 Si l’étiquette de « traître » se veut provocatrice dans le domaine critique, il n’en est rien du point de vue juridique. Commynes, rappelons-le, participe à une tentative d’enlèvement du jeune roi Charles VIII lors de la Guerre Folle. Il a su se protéger contre les conséquences qu’aurait apportées un jugement pour lèse-majesté, mais l’accusation est restée devant la cour longtemps avant que la situation ne se soit définitivement arrangée. Traître ou non par son statut de « transfuge » bourguignon, Commynes l’était par le rôle actif qu’il a assumé dans cette tentative que l’on peut considérer comme celle d’un coup d’État avant la lettre. Quant à Basin, c’est un des partisans les plus passionnés du parti de Charles de France lors de la Guerre du Bien Public. Longtemps après que les chefs s’étaient accommodés au prix et aux pièges tendus par Louis XI, Basin a mené en solitaire une lutte acharnée contre le « tyran ». Retour au texte

2 Pour lire Basin, voyez Thomas Basin, Histoire de Louis XI, éd. et trad. Charles Samaran et M.-C. Garand, CHFM, 3 vols. (Paris : Les Belles Lettres, 1963-72). Toujours appréciées, les Mémoires de Commynes connaissent une renaissance éditoriale depuis quelques années. En 2007 deux nouvelles éditions remarquables ont vu le jour. La richesse de documentation qui accompagne Mémoires, éd. Joël Blanchard, TLF (Genève : Droz, 2007) mérite d’être signalée, alors qu’une nouvelle édition bilingue des Mémoires, éd. et trad. Jean Dufournet (Paris : Flammarion, 2007) permettra l’accès aux Mémoires à un nouveau public encore. Retour au texte

3 Adrianna Bakos, Images of Kingship in Early Modern France : Louis XI in Political Thought 1560-1789 (New York : Routledge, 1997) 15. Retour au texte

4 Thomas Basin, Apologie ou plaidoyer pour moi-même, éd. et trad. Charles Samaran et Georgette de Groër, CHFM (Paris : Belles Lettres, 1974). Retour au texte

5 Lettre du 20 juillet 1476, traduite et imprimée dans Baron J. M. B. C. Kervyn de Lettenhove, Lettres et négotiations de Philippe de Commynes, 3 vols. (Brussels : Victor Devaux, 1867-74) 3: 3. Retour au texte

6 Kervyn de Lettenhove, I :111-12. Retour au texte

7 Dans le Prologue des Mémoires. Retour au texte

8 Gaston Louis Emmanuel du Fresne de Beaucourt, Charles VII et Louis XI d’après Thomas Basin (Paris : Durand, 1860) 5. Retour au texte

9 Charles Samaran, « Introduction », Apologie, ix. Retour au texte

10 Pour une introduction à la vie de Thomas Basin, voyez Bernard Guenée, Entre l’Église et l’État : Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge : xiiie-xve siècle (Paris : Gallimard, 1987). Retour au texte

11 Les copies de Froissart ou de Valère Maxime dans la collection de l’auteur des Mémoires comptent parmi les plus riches exemplaires de ces textes. La situation juridique de Commynes étant fragile à l’extrême, tout ce qu’il possédait était au nom de son épouse Hélène de Chambes. Des inventaires manquent pour les même motifs, et seules quelques allusions faites dans les Mémoires nous permettent de spéculer plus en avant sur les lectures qui ont pu nourrir la vision historique de Commynes ou son expression. Retour au texte

12 Voyez Charles Samaran et André Vernet, « Les Livres de Thomas Basin », Hommages à André Boutemy, éd. Guy Cambier (Bruxelles : Latomus, 1976) 324-39. Retour au texte

13 Jacques Krynen, « Droit romain et état monarchique », Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge, éd. Joël Blanchard (Paris : Picard, 1995) 13-23, 19. Retour au texte

14 B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, « Une Idée politique de Louis XI : la sujétion éclipse la vassalité », Revue historique 226 (1961): 383-98. Retour au texte

15 Faisant observer combien plus proches les revendications faites aux États généraux de 1484 sont de celles de 1560 que de celles faites en 1315, Philippe Contamine commente « Les féodaux ont fait place aux courtisans » (« De la puissance aux privilèges : doléances de la noblesse française envers la monarchie aux xive et xve siècles », La Noblesse au Moyen Âge, éd. Ph. Contamine [Paris : PUF, 1976] 235-57, 255). Retour au texte

16 Pour une discussion de Commynes en parallèle, voyez Irit Ruth Kleiman, « The Secret Betrayed », D’un Principe philosophique à un genre littéraire : les secrets, éd. Dominique de Courcelles (Paris : Honoré Champion, 2005) 371-393. Retour au texte

17 « excusationem seu apologiam nostre peregricionis et discessionis ab injuncta stacione libellum hunc apologeticum conscribentes » (Apologie, 5-7). Retour au texte

18 « Sed hoc ideo duximus faciendum ut agnoscant, quibus nostre secessionis atque persecutionis racio minus perspecta fuerit, ne temere ac facile ad judicandum et dampnandum quod eos latet prosiliant, nos absque justicia et juris ordine persecuciones non modicas pertulisse, improborumque et impiorum hominum calumpniis, dolis atque violenciis toto regno, patria et ecclesia pulsos, et tandem nobis ad ipsam revertendi omni prorsus facultate negata… » (Apologie, 271). Retour au texte

19 « amore justicie et odio iniquitatis atque tyrannidis nos impiorum incurrisse calumpnias et persecucionem passos, et non alia ex causa putamus atque in Domino confidimus » (Apologie, 221). Retour au texte

20 Pour plus de précisions, voyez Irit Ruth Kleiman, « Talis Oratio, Qualis Vita : Rhetorical Strategy and Political Theory », Pratiques de la rhétorique dans la littérature de la fin du Moyen Âge et de la première modernité, éd. Dominique de Courcelles (Turnhout : Brepols, 2008) 173-90. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Irit Ruth Kleiman, « Basin, Commynes, Louis XI. Réflexions sur une nouvelle histoire », Bien Dire et Bien Aprandre, 27 | 2010, 35-48.

Référence électronique

Irit Ruth Kleiman, « Basin, Commynes, Louis XI. Réflexions sur une nouvelle histoire », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 27 | 2010, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 14 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/866

Auteur

Irit Ruth Kleiman

Boston University

Droits d'auteur

CC-BY-NC-ND